Le Charivari de Gavarni
© Anick Puyôou 2018 © 9e Histoire - 2018
LE « CHARIVARI » EN HOMMAGE À GAVARNI
Le Conseil de Quartier Pigalle-Martyrs du IXe arrondissement de Paris, décida en 2016 d’organiser sa « Fête » annuelle du printemps non plus rue Manuel mais place Saint-Georges et de rendre un hommage à Gavarni, dont le buste orne la fontaine au centre de la place. Beaucoup de riverains, travailleurs et passants apprécient son charme désuet sans s’inquiéter vraiment de son identité. Certains pensent même qu’il s’agit de Saint Georges !
Les danseurs de Carnets de Bal soignent particulièrement leurs costumes, réalisés par des tailleurs et costumières hautement spécialisés
Créateur du « Carnaval de Paris »[1], Sulpice Guillaume Chevalier (1804-1866), dit Paul Gavarni (pseudonyme choisi parce qu’il aimait le Cirque des Pyrénées, mais sans « e » parce qu’il ne faut pas plaisanter avec la virilité…), était un dessinateur caricaturiste renommé qui habitait le quartier et collabora notamment au journal satirique illustré (d’opposition républicaine) « Le Charivari » (créé en 1832). Bien après sa mort, pour lui témoigner son admiration, la Société des peintres-lithographes lança une souscription publique qui permit d’ériger en 1904 un monument surmontant une fontaine Place Saint-Georges (la précédente, qui datait de 1825 et alimentait un abreuvoir à chevaux, fut détruite). Le buste de Gavarni fut réalisé par Denys Puech, au-dessus d’une colonne sculptée évoquant des scènes du Carnaval : on reconnaît une « lorette », une modiste et un rapin, un Pierrot et surtout, à côté d’un Arlequin, une femme déguisée en « débardeur », avec pantalon et chemise d’homme[2], grande audace pour l’époque. Gavarni publia en 1840 un recueil de gravures sur ces « Débardeurs » féminins.
Extraits des « Débardeurs » de Gavarni
Le mardi-gras et le carnaval étant hors saison en mai, la fête fut baptisée « Le Charivari »[3], avec un défilé costumé dans le quartier, un bal, des chants, des lectures et un buffet dans l’esprit du XIXe siècle. La place Saint-Georges et ses deux immeubles les plus célèbres, l’Hôtel Dosne-Thiers (qui ouvrit ses portes aux diseurs, chanteurs et danseurs) et, en face, l’immeuble de rapport au décor néo-Renaissance où la marquise de Païva tint salon pendant quelques mois, ont pu ainsi retrouver le charme d’antan pour un après-midi. Mais comment s’habiller dans l’esprit du XIXe siècle ?
Crinolines ou sabots ?
Il a fallu se pencher sur les costumes portés à une époque que l’on pourrait définir grosso modo entre les règnes de nos deux empereurs dans les trois grandes strates de la société : aristocratie et grands bourgeois, petite bourgeoisie et commerçants aisés, bas peuple et petits métiers. Pas de mélanges de genres alors. On se définissait par sa vêture, et pour tenir son rang on pouvait même se ruiner pour elle (comme l’Emma Bovary de Gustave Flaubert).
Cet hiver-là, une exposition au Musée des Arts Décoratifs (rue de Rivoli) consacrée à « Trois siècles de mode » (du XVIIIe à 2016), répartissait ses collections en quatre « périodes » pour le XIXe siècle :
- De 1815 à 1830 on sort de l’Empire, des robes droites et des tailles hautes et commence à se développer le goût du baroque et du néo-gothique. C’est le règne des grands décolletés à épaules tombantes avec des manches à « crevés » ou à « bouillonnés » inspirées de la Renaissance. Les manches « à gigot » qui apparurent ensuite furent lancées par la duchesse de Berry.
- De 1840 à 1845, la taille s’étrangle tandis que les manches s’élargissent encore pour se resserrer sur les poignets. On constate le début de la vogue des grands châles carrés en cachemire, un retour au Moyen-Âge et des coiffures « à la girafe ».
- De 1845 à 1868 on revient vers le XVIIIe avec des crinolines qui remplacent les « paniers ». Leur circonférence atteindra des sommets en 1858, avant que les volumes soient basculés sur l’arrière. C’est la mode des robes « à transformation » constituées d’au moins deux corsages que l’on changeait selon les occasions.
- De 1868 à 1881 la crinoline a cédé la place à la « tournure », avec d’abord une sorte de pouf drapé sur l’arrière puis une « queue d’écrevisse » suivie d’une traîne. Les châles en cachemire étaient devenus démodés…
Dans le « Traité de la vie élégante », que commençait à rédiger Honoré de Balzac à la demande de son ami Émile de Girardin pour le journal « La Mode » (cinq livraisons entre octobre et novembre 1830, avant que l’hebdomadaire connaisse des difficultés financières), Traité qui s’inscrivait dans les « études analytiques » de la « Comédie humaine » (partie « Pathologie de la vie sociale »), on trouve un descriptif très détaillé des costumes et des comportements des personnes qui tenaient le haut du pavé à son époque. Balzac n’est pas sans regretter l’élégance innée de la véritable aristocratie du XVIIIe siècle, à laquelle les parvenus n’arrivèrent pas à se mêler.
Il fallait, selon son expression « savoir se faire honneur de sa fortune », créer de « la noblesse transportée dans les choses » […] « Un homme qui éclabousse, protège ou gouverne les autres, parle, mange marche, boit, dort, tousse, s’habille, s’amuse autrement que les gens éclaboussés, protégés et gouvernés ».
Les ballerines à rubans croisés sur la cheville, les robes en velours et les mousselines de Madame Récamier, les turbans perlés de Madame de Staël, les crinolines de l’impératrice Eugénie, les hauts de forme et les redingotes cintrées doublées de soie du « prince des dandys », George Bryan Brummell [4], sont bien connus. Mais la variété des tenues élégantes portées au XIXe siècle est infinie. La mode changeait sans cesse et il était très difficile de la suivre si l’on n’était pas invité régulièrement dans tous les grands bals qui se déroulaient quotidiennement dans Paris. Les coiffures « étrusques » rivalisaient avec des chignons sur l’arrière faits de cheveux roulés en « anglaises » agrémentés de rubans, les grandes capelines garnies de plumes d’autruche ne cédaient pas devant les turbans de velours ou de gaze ornés de perles. Des bordures et des « palatines » (grandes étoles qui descendaient jusqu’aux chevilles) en chinchilla ou martre, sur des capotes, dissimulaient des robes en soie, moire ou velours richement ornées en haut et en bas de « rouleaux », fleurs ou rosettes de satin, de brandebourgs, de broderies, de passementeries. Une femme pouvait changer cinq fois de tenue par jour, avec l’aide de sa camériste et une belle robe de bal (création sur mesure à utilisation unique) coûtait l’équivalent de 100 000 € d’aujourd’hui.
Chère élégance
Les hommes portaient deux gilets, un premier boutonné en soie brochée sur lequel venait « s’épingler » un second ouvert, en velours. Les pantalons étaient en « casimir » (un drap léger en laine ou coton) et les bas en soie. D’après Balzac, une « garde-robe » d’homme comptait trois douzaines de chemises (dont une douzaine en toile de Hollande ou baptiste), trois douzaines de cravates (le jabot était déjà « banni »), six douzaines de faux-cols, etc. « Les pantalons d’été, les gilets de piqué blanc et de fantaisie doivent être plus choisis que nombreux, et toujours au courant de la mode » […]
Pour Balzac, la redingote, « reading coat » (sic), habit de cheval (« riding coat » ?), « ne devrait se porter qu’en grand négligé ». Mais elle pouvait être en mérinos ou alpaga… Le collet des manteaux « d’étoffes sèches » est en « pluche rouge » ; celui des manteaux de drap est garni d’une riche fourrure. La culotte est seule admise en grande tenue de réception ou de bal : « dans un salon les danseurs en culotte ont seuls l’air d’être habillés ». […] « On regarde le pantalon comme la pierre de touche du tailleur, depuis surtout que la mode toute militaire des dessous de pied est venue ajouter à sa confection de nouvelles difficultés ». La mode des guêtres, « quoique renouvelée des Grecs, nous semble fort bonne : moins lourdes que les bottes, elles font ressortir la finesse de la jambe ». […] « Rien de plus inconstant que la forme des chapeaux ; elle change régulièrement quatre à cinq fois par an. […] On ne peut avoir moins de trois chapeaux : un gris pour la campagne et deux noirs, dont un en claque pour le bal ».
Les petits bourgeois suivaient de loin, en adoptant les modes tardivement et en les simplifiant tant au niveau des formes que des matières et des ornements, avec des coloris plus passe-partout. Au premier Charivari, ce sont ces costumes qui ont été les plus copiés. Les crinolines et les hauts de forme ayant beaucoup séduit en 2016, le thème complémentaire proposé pour la deuxième édition du Charivari au printemps 2017 fût de se déguiser en professionnels et vendeurs de rue du XIXe siècle.
Des tenues simples avec des accessoires symboliques devaient faire l’affaire : un grand tablier, une jupe longue, un bonnet blanc à fronces, un panier rempli de rubans : voici une vendeuse de mode ; un jupon en tulle, un chignon et des ballerines : voici un « petit rat » de l’Opéra ; un grand châle et une liasse de journaux : c’est une « crieuse » ; une toque, un rouleau en bois, un pantalon « patte d’eph » sous un long tablier long : un pâtissier ; un peigne et un fer à friser : c’est un coiffeur ; une canne à pêche, des sabots et un canotier : voici le pêcheur ; un fusil et un béret : voilà le chasseur ; un béret à pompon, un gilet noir et un pantalon blanc : vous aurez un marin…
Une grisette, un vitrier-peintre et une femme de chambre. Dessins de Gavarni. Gravures de Lavieille.
Des métiers disparus
Beaucoup de métiers de rue ou en boutique ont perduré jusqu’à nous et ils étaient faciles à évoquer. Citons en désordre (avec des masculins que l’on pourra féminiser de façon inclusive avec des points médians autour des « e » : c’est une mode …) : charcutier, boucher, cuisinier, marmiton, marchand de fromages à la Halle, marchand d’œufs (ceux des poules étaient réservés aux riches il y a deux siècles), coiffeur, barbier (il y avait des femmes comme …aujourd’hui), pharmacien, laborantin, instituteur (précepteur), vitrier, quincaillier, laveur de vitres, ramoneur, peintre (rapin), fleuriste (bouquetière), vendeur de journaux, vendeur de fritures (dont des frites de pomme de terre qui apparurent dans des cornets de feuilles de livres invendus au milieu du siècle sur les quais de Seine), vendeur de jus de fruits, tondeur de chiens, facteur, gendarme, officier, soldat, cantinière, médecin, infirmier, notaire, avocat, acteur, chanteur, cantatrice, danseur, petit « rat », musicien, écrivain, nurse (nourrice), servante, gardienne (concierge, portière), sans oublier les écoliers et les étudiants qui avaient un uniforme…
René Tresse en vendeur de mort aux rats, François Yung en troubadour et Basile Pachkoff avec une amie.
Mais certaines occupations ont tout simplement disparu ou sont devenues très anecdotiques comme celle d’ « égratigneur ». Vous donnez votre langue au chat ? C’était un artisan qui découpait les étoffes et les rubans pour créer des frisures sur les tissus et leur donner un aspect duveteux… (après tout… nous avons bien aujourd’hui des ouvriers du textile qui découpent et effilochent des déchirures dans les jeans !). On ne voit plus de porteurs d’eau, de café ou de coco lourdement chargés d’un bidon dans le dos (remplacés aujourd’hui par des vendeurs à la sauvette de petites bouteilles et de cannettes…)
Paris comptait des vendeurs d’épingles (dont celles « à nourrice » qui étaient tournées à la main et autres), des marchands d’« arlequins » (ces restes mélangés venus des tables bourgeoises), des aiguiseurs de couteaux (rémouleurs), des forgerons, étameurs, charbonniers, cochers (ancêtres de nos chauffeurs de taxis), vendeurs d’encre, de hannetons, de mort aux rats (M. René Tresse aurait mérité le prix du meilleur déguisement en 2017 pour son interprétation), etc. Les vendeurs de peaux de lapin étaient aussi castreurs de chats… Qui se souvient des baleiniers sur la Côte atlantique ? Dentellières, modistes, loueuses de chaises, chaperons sont devenues très rares. Les « lorettes » (qui doivent leur nom à l’église de la rue de Châteaudun et au quartier Notre-Dame-de-Lorette), les « lionnes », les cocottes », les « biches » et les « amies promeneuses » ont cédé la place à d’autres formes de prostitution, aux sugar-babies et aux « escorts ». Les « décrotteurs » sont encore en activité en Asie (dans les toilettes des endroits chics). Les ramasseurs de mégots (« cueilleurs d’orphelins »), qui fournissaient surtout les jardiniers à la recherche de répulsifs, et les montreurs d’animaux ont disparu. Comme – heureusement (last but not least !) - les horribles « loueurs d’enfants », enfants nés souvent de filles-mères, destinés à travailler quinze heures par jour dans des manufactures, parfois même estropiés (comme cela se pratique encore aujourd’hui en Inde et en Asie, et même peut-être encore chez certains Roms !) pour devenir mendiants, mieux attendrir et délier les bourses…
Pierrots et Colombines
Ceux que le thème de 2017 sur les métiers n’inspirait pas purent se métamorphoser en personnages de la « commedia dell’arte » chers à Gavarni : Pierrot, Colombine, Arlequin, Polichinelle, Pantalone, Scaramouche, Capitan, etc. Bienvenus aussi furent les nombreux costumes régionaux dits aujourd’hui « folkloriques », couramment portés dans la campagne à l’époque, pour évoquer nos provinces, l’Alsace et une partie de la Lorraine (dont la perte en 1871 fut si cruellement vécue) étant particulièrement à l’honneur à la fin du XIXe. Sous la pluie en 2016 comme sous le soleil en 2017, brillaient aussi de toutes leurs couleurs plusieurs costumes antillais et colombiens, rappelant le goût qu’avait le XIXe siècle pour l’exotisme, l’orientalisme et les voyages…
Deux sources principales de recherche de documents nous ont permis de mieux connaître la France du XIXe, ses métiers et ses vêtements. Il s’agit des « Métiers oubliés de Paris » de Laurence Berrouet et Gilles Laurendon, un livre édité par Parigramme en 1994, rempli d’anecdotes savoureuses, et l’encyclopédie « Les Français peints par eux-mêmes » (rééditée en « digest » en 2012 par les Editions de l’Amateur avec 710 pages et 6 kg de papier quand même). Cette banque de données avait été réalisée entre 1830 et 1840 par Léon Curmer (1801 – 1870), suite au succès du journal illustré d’Edouard Charton, « Le magasin pittoresque » fondé en 1833. Il s’agit d’un vaste « autoportrait collectif », un véritable annuaire avec 1 500 vignettes (dont beaucoup signées Gavarni), 429 « types » et 423 monographies (dont certaines rédigées par Honoré de Balzac, qui préparait sa « Comédie humaine » ou Charles Baudelaire)... L’ampleur du projet a quelque peu inquiété au début les souscripteurs mais Curmer est parvenu au bout de son ambition. Ce « musée d’images » a été réalisé progressivement, avec un souci saint-simonien de pédagogie par l’image, avec des livraisons hebdomadaires qui ont ensuite été réunies en 8 volumes (5 sur Paris et 3 sur la province et les colonies). Les « types », mis en scène en pied et coloriés, étaient tirés à part et vendus 10 sous pièce. Encadrés, ils ornaient les intérieurs de ceux qui ne pouvaient pas accéder aux œuvres peintes. Ces types et vignettes témoignent d’une grande attention au réel et d’une volonté de transmettre une image « éloquente » des mœurs bourgeoises et populaires. Une série complémentaire des « Belges peints par eux-mêmes » connaîtra elle aussi beaucoup de succès en 1883.
Anick PUYÔOU
[1] Dès 1830 le Carnaval de Paris supplante tous les autres en Europe, dont celui de Venise. Il durait un mois et demi, de l’Épiphanie au mercredi des Cendres. C’était un temps d’effacement des barrières sociales. Tout le monde allait danser, du banquier à la grisette… Dessinateur et aquarelliste, Paul Gavarni, qui collaborait au journal d’Emile de Girardin « La Mode », à « L’Artiste » et « L’illustration », devint en 1835 un collaborateur régulier du « Charivari » (qui tirait à 2500 ex.). Il s’était fait une spécialité de l’illustration du Carnaval de Paris, dont il disait « Le Carnaval, ça n’existe pas ; c’est moi qui l’ait inventé à raison de cinquante francs le dessin ». Chicard, Balochard et Pritchard étaient dans les années 1830-1850 les sobriquets de célébrités du Carnaval de Paris, comme la Reine Pomaré, Céleste Mogador ou Milord l’Arsouille…
[2] L’interdiction du port du pantalon pour les Parisiennes avait été imposée en 1800 (ordonnance du 26 Brumaire an IX).
[3] En 2018, la troisième édition du « Charivari » se tiendra à nouveau Place Saint-Georges dans la dernière décade de mai.
[4] Fils d’un bourgeois londonien fortuné, George Bryan Brummell, né en 1778, qui régnait dans les salons, fût appelé « Beau Brummell » tant son souci d’élégance était remarquable. Il fût le créateur du « dandysme ». Joueur impénitent, surendetté, il dut s’exiler en France (en 1816), à Calais. Puis il se réfugia (en 1830) à Caen, où il mourut (à l’hôpital psychiatrique) dément, rongé par la syphilis (en 1840). Il y est enterré, dans le cimetière protestant. Barbey d’Aurevilly lui rendit visite à Caen et lui consacra un ouvrage : « Du dandysme et de George Brummell ».
Cet article a été publié dans le Bulletin XV - 2017 de l'association 9ème Histoire. L'iconographie a ici été enrichie.
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