Degas l'impossible interview - II
© A. Pingeot 2018 © 9e Histoire 2018
Degas, Degas et Evariste de Valernes, c. 1865, don Gabriel Fevre au Louvre 1931, RF 3586.
« L’impossible interview »
(2e partie)
AMIS
Le peintre Gustave Moreau, plus âgé que vous de huit ans, vous sert de Mentor en Italie. Que lui écrivez-vous de Florence, le 21 septembre 1858 ?
Gustave Moreau, Autoportrait 1850, Paris, © musée Gustave Moreau.
D. Je vois bien que pour avoir de vos nouvelles il faut vous en demander. […]. Vous ne vous apercevrez pas que je lis avec intérêt les Lettres Provinciales où le moi est recommandé comme haïssable .
[…]. J’avais vos encouragements ; comme ils me manquent […]. Toujours du moi. Mais que voulez-vous qu’un homme seul, aussi abandonné à soi-même que je le suis, dise ?
[…]. Faites comme quand je me frottais comme un ours contre votre épaule pour attester hautement que je vous comprenais.
Gustave Moreau, Portrait de Degas aux Offices, Florence 1859 ; portrait de Degas en pied à Florence, Paris, © musée Gustave Moreau.
Gustave Moreau conserve vos photographies dans ses albums. Avez-vous gardé de bonnes relations avec Gustave Moreau ?
D. L’Ermite ?
Oui
D. Qui connaît l’heure des trains ?
Oui
D. Eh bien ! c’est un peintre qui a voulu nous faire croire que les dieux portaient des chaînes de montre !
Que lui avez-vous répondu quand il vous lança : « Vous avez donc la prétention de restaurer l’art par la danse ? »
D. Et vous, prétendez-vous le rénover par la bijouterie ?
Malgré cette déception, vos amis, ont été les bonheurs de votre vie - en plus de votre travail. Au lycée Louis-le-Grand, où vous êtes huit ans pensionnaire, de 1845 à 1853, vous rencontrez les plus fidèles. Ils sont aussi peintres amateurs ;
Degas, Portrait d’Henri Rouart, h. s/ t.1875, © Pittsburgh, Carnegie Institute
Vous retrouvez Henri Rouart, votre condisciple de Louis-le-Grand pendant le siège de Paris. Vous vous étiez enrôlé comme volontaire dans la Garde nationale et c’est lui, votre capitaine d’artillerie aux fortifications, au nord du bois de Vincennes. Polytechnicien, industriel, amateur d’art et peintre, cet ingénieur expose au Salon de 1868 à 1872. Vous ne vous quitterez plus et vous attiserez réciproquement votre « nationalisme intégral » comme le dit Jacques-Emile Blanche. Votre beau-frère, Henri Fevre, le mari de Marguerite construit son hôtel particulier, 34 rue de Lisbonne en 1871, et celui de son frère Alexis au 36. Vous photographiez Henri Rouart chez lui où « La peinture est reine du logis ».
Paul Valéry se rappelle, « Tous les vendredis, Degas, fidèle, étincelant, insupportable ».
En 1888, vous vous tutoyez.
D. Le vendredi appartient à Rouart, mon cher Paulin. Je n’y manque jamais.
Si le vendredi est à Henri, le mardi est à Alexis. Le 31 mai 1900, à Saint-Honoré d’Eylau, Ernest Rouart épouse Julie Manet et, Paul Valéry, Jeanny Gobillard sa cousine. Y-êtes-vous pour quelque chose ? Prenant Julie Manet par le bras, le 25 avril 1899, que lui dites-vous ?
D. Voici un jeune homme à marier.
Julie : « je me retourne et aperçois Ernest Rouart avec lequel je ris. Voilà une façon intimidante d’être présentée ».
Les morts d’Alexis Rouart, en 1911, et celle de Henri, en 1912 laissent un vide définitif dans votre vie :
D. Ils ont été touchants, ils m’ont dorloté dans mon célibat.
Degas, Portrait de Paul Valpinçon à 21 ans, h. s/ t. c. 1855, © The Minneapolis Institute of Arts.
Paul Valpinçon nait la même année que vous (1834). Vos pères sont amis. Vous avez admiré chez eux les oeuvres d’Ingres. Vous séjournez dans leur château de Ménil-Hubert dans l’Orne, dès 1861 où vous voyez grandir la fille de Paul, Hortense dont vous ferez ce portrait qui se trouve à Minneapolis.
Degas, Portrait d’Hortense Valpinçon h. s/ t., c. 1869-71, © The Minneapolis Institute of Arts.
Comment l’appelez-vous ?
D. petite brioche.
Plus tard, elle explique vos relations entre vous et son père : « l’inquiet Degas, peu confiant en lui-même, irrésolu, insatisfait, avait besoin à ses côtés d’un camarade vigoureux, en bonne santé et parfait équilibre. Cet hypersensible, qui cachait des nerfs à vif sous une apparence mordante, se montrait touché de la moindre attention ; celles de son camarade ne le trouvaient pas indifférent ».
D. Arrive, j’ai besoin de toi.
Quelle fantaisie vous a prise de noter vos poids respectifs ? 94 kg pour Paul Valpinçon.
D. Et moi, 64,50 kg.
En 1884, au Ménil Hubert, est-ce pour vous sortir de votre dépression, que Mme Paul Valpinçon vous provoque?
D. Alors, vous ne faites rien d’Hortense me disait la mère ? Qui voulez-vous alors qui en fasse quelque chose ? » - Et je me suis mis pour m’occuper, à labourer un grand buste avec bras, en terre glaise, mêlée de petits cailloux. La famille suit ce travail avec plus de curiosité que d’attendrissement. On ne s’amuse en somme qu’avec ce qu’on ne sait pas.
Allez-vous céder à l’invitation de Ludovic Halévy qui vous attend à Dieppe ?
D. Mais ! ce buste, vous ne le comptez donc pour rien, […]. Si je le lâche, c’est chose perdue.
Il sera perdu. Pourquoi avoir apporté un sac de plâtre trop petit pour mouler – vous-même – ce portrait à mi-corps, grandeur nature, pétri dans la terre ? Il n’en reste que ce croquis vu en 2014 au musée des Lettres avant sa saisie.
Par les Niaudet, les Degas font connaissance des Halévy. Alfred Niaudet est votre camarade à Louis-le-Grand, alors que Ludovic Halévy, plus âgé de six mois, a une classe d’avance.
Eugène Feyen (Bey-sur-Seille 1815 - ? 1908), Ludovic Halévy, entre 1857 et 1865
Son mariage en 1868 avec Louise Bréguet, amie de Marguerite votre sœur préférée, vous rapproche. Ludovic vous introduit dans le monde de l’Opéra. En 1877, vous acceptez de peindre les décors d’une comédie, La Cigale, que votre ami a écrit avec son complice, Henri Meilhac pour se moquer d’un « peintre intentionniste » et de son modèle, « une blanchisseuse ». L’allusion vous fâche-t-elle ?
Théâtre des Variétés en 1829 ND Phot. Internet.
D. J’ai beau mal y voir, la chose me plaît beaucoup à faire et je la ferai. Donc un mot, et je couvre d’une belle mousse de blanchisseuse les bras de Melle Baumaine.
Après ce succès au théâtre des Variétés en 1877, vous sentirez-vous à l’aise dans le brillant monde d’Halévy chez qui vous séjournez à Dieppe ?
Walter Barnes, Apothéose d’Homère, 1885, Dieppe séjour chez les Halévy, chalet voisin de celui du Dr Blanche, Legs Heriette Guyot-Noufflard, PHO 2006 5 1.
Rose, Yoyo et Catherine Lemoinne, Elie et Daniel Halévy agenouillés.
Cette célèbre imitation de l’Apothéose d’Homère d’Ingres, que vous mettez en scène à Dieppe cache un trait de votre bonté dissimulée à propos de son photographe Walter Barnes. Ce photographe anglais vit dans la misère :
D. Surveillez Barnes, tout en le protégeant, de façon qu’il devienne tout simplement heureux.
Degas, Daniel Halévy en 1895, don des enfants de Mme Françoise Joxe-Halévy, PHO 1994 1 2
Le second fils de Ludovic Halévy, Daniel devient-il votre correspondant privilégié ?
D. Bonjour à ta famille, dont tu deviens la plume, lisible à me faire plaisir.
Alors, pourquoi votre antisémitisme violent se déchaine-t-il pendant l’affaire Dreyfus alors que la famille Halévy vous est chère ? Les articles de Drumont dans la Libre parole et vos dîners chez Gyp, pseudonyme de la comtesse de Martel, ont-ils pu développer votre délire à ce point ?
En 1908 que dites-vous devant le lit de mort de Ludovic que vous n’aviez pas revu depuis onze ans ?
D. De la lumière, toute la lumière. […]. C’est bien l’Halévy que nous avons toujours connu avec en plus cette grandeur que donne la mort. Il faut garder ça.
Pourquoi n’avez-vous pas dessiné le visage de cet ami perdu depuis onze ans ? Pourquoi Daniel Halévy doit-il aller chercher Paul Renouard pour exécuter le portrait funéraire de son père ?
Pour Henri Loyrette, vous préférez « incontestablement la société du médiocre Valernes à celle de Monet ou de Renoir qui ne furent jamais de [vos ] amis ». Qu’écrivez-vous à Joseph de Valernes en 1890 ?
D. J’étais ou je semblais dur avec tout le monde, par une sorte d’entraînement à la brutalité qui me venait de mon doute et de ma mauvaise humeur. Je me sentais si mal fait, si mal outillé, si mou, pendant qu’il me semblait que mes calculs d’art étaient si justes.
Evariste Valernes Les provençales © Musée Comtandin-Duplessis Carpentras
Quand le peintre et sculpteur Jean-Léon Gerôme, examine vos Jeunes filles spartiates encourageant les jeunes gens au combat, que lui dites-vous ?
D. Je suppose que ce n’est pas assez turc pour vous, Gérôme ?
Degas, Jeunes filles spartiates encourageant les jeunes gens au combat, h. s/t. c. 1860, © Londres, National Gallery.
Sachant votre admiration pour Daumier, Gérôme vous envoie deux lithographies, La rue Transnonain et la Liberté de la presse. Comment les accueillez-vous ? D. Ces épreuves précieuses manquaient à ma collection, je vous en remercie vivement et je souhaite que ces sublimes voyous vous occupent un peu la cervelle.
Vous rassemblerez 1800 lithographies de Daumier. En 1885 vous projetez l’accompagnement de Mme Howland avec un petit groupe :
D. La troupe, c’est Mme Howland, Cavé et moi. […]. Il y a un point douteux encore, Cavé, l’homme de goût, qui peut avoir l’idée de n’être pas de la nôtre.
Vos portraits écrits ne rivalisent-ils pas avec vos portraits peints ?
Degas, Hortense Howland (1869-1944), 1895 Degas, Ludovic Halévy et Albert Boulanger-Cavé
dans les coulisses de l’Opéra, 1879,
D. Cavé, ce produit de l’oisiveté allié à la finesse […]. Il est si indifférent qu’il met toutes les questions sur ses jambes, comme un châle pour se garantir du froid (1887) […]. Ah ! Cavé, toute notre vie, Mme Howland et moi nous souffrirons de votre incertitude.
Cavé nous restitue un portrait de vous face à « deux danseuses de l’Opéra » : « combien était drôle l’attitude de Degas vis à vis de ces petites personnes et ces petites personnes vis-à-vis de Degas. Lui, les trouve toutes charmantes, […] les excusant de tout ce qu’elles font et riant de tout ce qu’elles disent. Elles ont pour lui, d’autre part, une véritable vénération et le moindre petit rat donnerait beaucoup pour faire plaisir à Degas ».
En serez-vous plus aimable, à sa mort en août 1910 ?
D. Cavé le « fainéant » .
D’Édouard Manet rencontré au Louvre en 1862, vous faites trois dessins et trois eaux-fortes vers 1866-68.
Degas, Manet, crayon vers 1866-68, © New York Metropolitan.
En 1874, vous espérez jusqu’à la dernière minute l’enrôler dans la Société Anonyme des Artistes Peintres, Sculpteurs, Graveurs, etc. qui organise chez Nadar, boulevard des Capucines, la première exposition du mouvement qui reçevra, par dérision, le nom d’« impressionnisme ».
Vous écrivez à Bracquemond :
D. Manet, excité par Fantin et affolé par lui-même, se refuse encore, mais rien ne semble encore décisif de ce côté.
Malheureusement, Manet préfére le Salon officiel.
1883, marque la fin du combat :
D. Manet est perdu. […] Quelques journaux auraient déjà pris soin de lui annoncer sa fin prochaine. On a dû, je l’espère, les lire chez lui, avant lui. Il ne se doute nullement de son état et il a la gangrène au pied.
Lors de son enterrement au cimetière de Passy, le 3 mai 1883, avez-vous murmuré, selon Jacques-Emile Blanche ?
D. Il était plus grand que nous ne pensions.
Vous achetez ses peintures : Vous avez même essayé de reconstituer la deuxième version de l’Exécution de Maximilien après son découpage par le frère de Mme Manet.
D. Quel malheur, croyez-vous, ils ont osé couper ce tableau ! C’est la famille qui a fait ça ! Ne vous mariez jamais…
Degas, Exécution de Maximilien, fragments de la seconde version, © Londres, The National Gallery.
Quant au portrait du peintre et de sa femme au piano, vous l’avez repris chez lui quand vous vous êtes aperçu que Manet avait coupé le profil de Suzanne :
Degas, M. et Mme Edouard Manet (Suzanne Leenhoff au piano), c. 1868-69, © Kitakyushu, musée municipal d’Art
D. Dire que c’est Manet qui a fait cela ! Il trouvait que Madame Manet faisait mal. Enfin… je vais essayer de « rétablir » Mme Manet. Le coup que cela m’a fait quand j’ai revu mon étude chez Manet… Je suis parti sans lui dire au revoir, en emportant mon tableau. Rentré chez moi je décrochai une petite nature morte qu’il m’avait donnée. « Monsieur, […] je vous renvoie vos Prunes. » (C’est Vollard qui raconte, il faut se méfier)
Le peintre Paul Cézanne, participe à la première exposition dite impressionniste en 1874. Vous achèterez de lui, neuf œuvres dont son portrait de Choquet, en 1899. Résisterez-vous au plaisir de faire un mot ?
D. Le portrait d’un fou par un fou.
Cézanne, Portrait de Choquet, Richmond, © Virginia Museum of Fine Arts.
Que dites-vous au peintre Claude Monet qui expose pour la première fois ses Nymphéas, chez Durand-Ruel, en le 6 mai 1909 ?
D. Je ne suis resté qu’une seconde à votre exposition, vos tableaux m’ont donné le vertige...
Monet, Nymphéas, 1907, toile exposée en 1909 galerie Durand-Ruel, n° 30, © Boston Museum of Fine Arts.
Monet s’en va et Vollard vous demande : - Mais depuis l’affaire Dreyfus je vous croyais fâché avec Monet ?
D. Oui, mais pour une telle occasion je me suis remis.
Vous dessinez l’Eve du sculpteur Auguste Rodin, et partagez ses sentiments antidreyfusards, mais ce n’est pas votre société.
Degas, Eve de Rodin, repr. par Millard 1976, non localisé, 3e vente Degas, Gie G. Petit, 7-9 avril 1919, p. 115, n° 135 ; Druet, Eve de Rodin au dépôt des marbres, 1881, © RMN
(à suivre)
Anne PINGEOT
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