Folies, Tivoli...
© Aline Boutillon 2018 © 9e Histoire - 2018
Folies, Tivoli… et rues nouvelles
Les Porcherons
Jusqu’à la construction de l’enceinte des Fermiers Généraux, à partir de 1784, la limite septentrionale de Paris était toujours marquée par la ligne du Boulevard. Au-delà, c’était la campagne, une campagne faite de champs de céréales et de jardins potagers. On n’y voyait alors que des cabanes de maraîchers, auxquelles viendront s’ajouter des maisons d’artisans, ces derniers exemptés d’impôt pour les encourager à s’y installer. À cette époque, une section de la rue Saint-Lazare s’appelait rue des Porcherons. Ce nom était la déformation de Pocheron, patronyme d’une famille qui possédait, au Moyen Âge, un vaste domaine, à peu près entre nos rues Laffitte et Caumartin, ainsi qu’une grosse maison fortifiée, que l’on appellera plus tard Château du Coq[1], du nom de la famille Le Cocq, ses nouveaux propriétaires, située entre les actuelles rues Caumartin, Saint-Lazare et Joubert, l’avenue du Coq formant le quatrième côté.
Les champs cultivés voisineront encore longtemps avec des guinguettes et des cabarets, le vin coûtant ici moins cher qu’à l’intérieur de Paris, car exonéré d’octroi, et où les fêtards se presseront en foule, au point que l’on dira : « Voir Paris […] sans fréquenter les Porcherons, le rendez-vous des bons lurons, c’est voir Rome sans voir le Pape ».
Parmi ces cabarets, l’un des plus célèbres est alors la Grande Pinte, situé à peu près à l’emplacement de l’actuel square de la Trinité, fondé en 1724 par Jacques Magny, puis propriété de Jean Ramponneaux, qui le rebaptisera Les Porcherons. Dès le milieu du XVIIIe siècle, ce lieu agreste va attirer grands personnages et grosses fortunes, qui s’y feront bâtir des demeures somptueuses dans d’immenses jardins remplis de feuillages, que l’on appellera, pour cette raison, des folies. Entre le boulevard de Clichy, les rues Saint-Lazare, de Clichy et Blanche, on en trouve trois, qui sont passées à la postérité sous les noms de La Bouëxière, Richelieu et Boutin.
Localisation des trois folies : en rose, La Bouëxière ; en bleu, Richelieu ; en vert, Boutin. Plan de Maire, début XIXe.
La Folie Boutin
En face du château du Coq, de l’autre côté de la rue des Porcherons, le richissime receveur des finances Simon-Charles Boutin se fera aménager, dès 1770, une magnifique propriété, qui s’inscrirait aujourd’hui approximativement entre les rues Saint-Lazare, d’Amsterdam, d’Athènes et de Clichy, où se trouvait l’accès principal, au niveau du 27 actuel.
Bachaumont écrit dans ses Mémoires secrets en juillet 1771: « Le sieur Boutin […] a entrepris de créer dans un faubourg de Paris un jardin singulier, où il rassemblera tout ce que la nature agreste et cultivée peut fournir de productions et de spectacles, en quelque genre que ce soit » ; il ajoute que « quoique l'entreprise de ce chef-d'œuvre ne soit pas à son point de perfection, on en parle avec emphase : la curiosité l'exalte ; on se presse de l'aller voir, mais on n'y peut entrer que par billet »[2].
Le peintre Elisabeth Vigée Le Brun, qui sera une familière de la Folie Boutin, nous décrit quant à elle, dans ses Souvenirs, le maître des lieux : « …petit et boiteux, gai, spirituel et d’un caractère si affable, si bon, que l’on s’attachait véritablement à lui dès qu’on le voyait un peu intimement ». À une époque où la rue de Clichy n’était pas encore bâtie, il recevait à dîner, nous dit-elle, tous les jeudis « dans cette charmante maison placée sur la hauteur du magnifique jardin qu’il avait nommé Tivoli […] au milieu d’arbres superbes, qui formaient de grandes et belles allées ».
Plan en coupe du pavillon du gladiateur.
Tivoli contient, en fait, trois jardins : un jardin français devant la maison, un jardin anglais avec fausses ruines, ponts, rivière où affleurent deux îlots, rochers…, et un jardin italien, ces deux derniers vers la future rue d’Amsterdam. Entre ces jardins, ont été intercalés un potager, un verger, une laiterie, une basse-cour, une serre... ; il y a des bosquets, des charmilles, des montagnes, une cascade, un lac et même un sarcophage antique que Boutin a fait venir d’Italie ; au centre du domaine, un petit pavillon à quatre colonnes, large d’une dizaine de mètres, avec un piédestal au milieu supportant une statue en marbre blanc de Laurent Guyard, copie du gladiateur Borghèse d’Agasias d’Ephese, abrite les collections d’histoire naturelle de Boutin. La baronne d’Oberkirch, qui le visite en juin 1782, écrira dans ses Mémoires : « Il [Boutin] a donné à son jardin le nom de Tivoli, mais l'appellation populaire est : la Folie Boutin. Folie est le mot ; il y a dépensé ou plutôt enfoui plusieurs millions. C'est un lieu de plaisance ravissant, les surprises s'y trouvent à chaque pas ; les grottes, les bosquets, les statues, un charmant pavillon meublé avec un luxe de prince ».
Bal champêtre au jardin de Tivoli (© Musée Carnavalet / Roger-Viollet)
En 1793, Simon Boutin a la funeste idée d’aller prendre les eaux à Bath, en Angleterre, ce qui aura pour effet de le faire considérer comme émigré. À son retour en France, il est arrêté ; condamné à mort, il est guillotiné le 22 juillet 1794, cinq jours seulement avant le 9 thermidor… Le domaine est alors placé sous séquestre et, en janvier 1795, il est loué à un entrepreneur, Gérard Desrivières, qui le transforme en jardin-spectacle public, avec des attractions en tout genre[3]. Les feux d’artifice et les illuminations sont assurés par les Ruggieri. Le succès est immédiat, car, depuis la fin de la Terreur, les Parisiens aspirent à la détente, et, sous le Directoire, le public se presse en foule à Tivoli, où l’on peut aussi danser, au son d’un orchestre. Il y a également des ascensions en ballon, attraction très prisée à l’époque.
Montgolfière lancée de Tivoli, le 15 thermidor an VIII.
En 1797, les héritiers de Boutin récupèrent Tivoli et en confient l’exploitation à un autre entrepreneur, Bermond. Celui-ci aménage des cabinets de verdure, qu’illuminent des milliers de lampions, tandis que les allées obscures sont bordées de pots à feu. Un spectacle féerique « avec machine » et feux d’artifice est mis en scène cette année-là : La Descente d’Orphée aux Enfers, pour lequel acteurs et costumes ont été choisis à l’Opéra.
En 1800, Johann Georg Heinzmann, dans son Voyage d’un Allemand à Paris et retour par la Suisse, rapporte que l’on a rassemblé à Tivoli « tout ce qui peut satisfaire les yeux et les oreilles. De la musique, des salles à danser, des foires, des bosquets, des jets d’eaux, des perspectives, des pyramides, des berceaux, des labyrinthes, des comédies en plein air, des joueurs de gobelet, des arlequins, des bateleurs, des marchands de modes, des joueurs d'orgues et de violon, des chansonniers ; il y a dans ce jardin même une bergerie, où des enfants en habit de berger gardent les troupeaux ».
La Folie Richelieu
De 1810 à 1812, pour des raisons de rentabilité, Tivoli déménagera de l’autre côté de la rue de Clichy, dans l’ancienne Folie Richelieu, dont les jardins touchent la rue Blanche et où s’était installé, dans les années 1730, l’arrière-petit-neveu du cardinal, Louis François Armand de Vignerot du Plessis (1696-1788), duc de Fronsac, puis de Richelieu, et futur maréchal. Le domaine, qui ouvrait sur la rue de Clichy, occuperait de nos jours l’espace entre les actuels 16 et 46 ; quant à la maison, elle était destinée aux amusements personnels du propriétaire des lieux, qui y donnera d’innombrables parties fines. Bien que de petite taille, les traits fades et, d’après ce que l’on dit, sentant mauvais, le duc était en effet un grand séducteur et l’un des plus grands libertins de son temps.
Le Maréchal Duc de Richelieu
En 1776 il achètera une parcelle de terrain prise sur le domaine voisin, où il se fera construire un pavillon[4]. Il a alors quatre-vingts ans et il est toujours aussi amateur de jupons ; mais il vieillit mal et ses valets doivent, pour lui donner un aspect plus présentable, ramasser la peau de ses joues et de son front en petits paquets noués de rubans qu’ils dissimulent sous la perruque[5] ! Ce qui ne l’empêchera pas, quatre ans plus tard, de convoler en troisièmes noces avec Mlle de La Vaulx.
Les Bains de Tivoli
Dès 1812, Tivoli regagne la Folie Boutin, où de nouvelles attractions attirent un public toujours plus nombreux. Néanmoins, en 1825, il fermera définitivement ses portes : les propriétaires ont cédé aux sirènes des promoteurs et, en février 1826, les héritiers de Boutin vendent le domaine au banquier suédois Jonas Hagerman, dont l’objectif est de créer, en association avec l’entrepreneur Sylvain Mignon, un vaste quartier, dont les rues doivent porter le nom de capitales européennes. Le filon n’était pas épuisé pour autant, puisque, dès la fermeture de Tivoli, un autre parc d’attractions allait ouvrir, deux cents mètres plus haut, sous le nom de Nouveau Tivoli, dans l’ancienne Folie La Bouëxière.
Les Bains de Tivoli Les bâtiments de la Compagnie PLM
Entre temps, un établissement de soins allait perpétuer, pendant plusieurs décennies, la mémoire du premier Tivoli. A l’avant de la propriété de Boutin, qui ne se situait pas à proprement parler le long de la rue Saint-Lazare, mais un peu plus haut, il y avait une bande de terrain qui, en 1788, avait attiré l’attention d’un promoteur immobilier, Claude-Jean de Sainte-Croix ; celui-ci ayant appris que Louis XVI souhaitait établir l’École des Ponts et Chaussées dans le quartier lui proposa d’y faire construire à ses frais des bâtiments pour cette institution, le roi s’engageant en contrepartie à louer les lieux pour une durée de dix-huit ans.
L’École, en fait, y restera moins de dix ans et, en 1800, les bâtiments seront loués, puis vendus, à la société pharmaceutique Paul Triayre et Cie, qui les transformera en un luxueux établissement, les Bains de Tivoli, où l’on administrait des « bains et douches de toutes sortes » et où l’on pouvait louer des appartements meublés. La maison était aussi connue pour ses eaux minérales, fabriquées par Triayre et son associé Jurine.
En 1866, les Bains de Tivoli ferment et les bâtiments sont mis en vente. La Compagnie PLM, obligée de quitter son hôtel de la rue de la Chaussée d’Antin en raison du percement du boulevard Haussmann, en profitera pour en faire l’acquisition et y transférer tous ses services. Les constructions anciennes seront progressivement démolies et de nouveaux bâtiments élevés rue Saint-Lazare, sous l’actuel n° 88.
Le Nouveau Tivoli à la Folie La Bouëxière
En 1732 le fermier général Alexandre Jean Joseph Le Riche de la Pouplinière avait acheté une propriété jouxtant la barrière de Clichy de l’enceinte des fermiers généraux, qu’il allait considérablement agrandir au fil des années. Grand amateur de musique, il avait fait aménager dans sa maison un salon où se produisait un orchestre de grande qualité, sous la direction de Jean-Philippe Rameau, qu’il avait pris à son service pour animer ses soirées.
En 1747 il cède sa propriété, qui couvre alors une superficie de plus de 18 arpents (environ sept hectares), à Charles-François Gaillard de La Bouëxière, également fermier général. Pour le nouveau propriétaire, il s’agit, dans le même esprit que le duc de Richelieu, de pouvoir disposer, aux portes de Paris, d’une petite maison, c’est-à-dire d’une habitation « destinée au délassement et pour la retraite des personnes aisées et des hommes du monde », selon la définition de Jacques François Blondel. En d’autres termes, une maison de campagne, mais pas du tout familiale !
Dès 1751, Gaillard de La Bouëxière décide de faire reconstruire le pavillon d’habitation et de redessiner complètement le jardin, sur des plans respectivement d’Antoine Mathieu Le Carpentier et Jean-Michel Chevotet. C’est un bâtiment très original, avec sa façade antérieure concave, sa façade sur jardin convexe et, entre les deux, un vestibule ovoïde flanqué d’un escalier en forme de rognon.
Pavillon La Bouëxière première esquisse de Nicolas Hallé Plan modifié de style néo-classique
L’intérieur est somptueux, orné de marbres de différentes couleurs, de bronzes dorés et de stuqueries. Parmi les artistes qui ont œuvré aux décors de la maison, Louis Joseph Le Lorrain (1715-1759) y a peint deux plafonds, Noël Hallé a fourni trois tableaux sur le thème des heures du jour pour servir de dessus de porte, et Nicolas Sébastien Adam quatre reliefs illustrant les amours d’Apollon destinés à la décoration extérieure du pavillon.
Par la suite, Gaillard de La Bouëxière apportera de nombreuses modifications à sa propriété, notamment en faisant plusieurs acquisitions de terrain, qui porteront la superficie du domaine à 33 arpents, soit 11 hectares environ. Le domaine, dès lors, couvre à peu près l’espace compris entre l’actuel boulevard de Clichy, les rues Blanche, de Clichy et du Cardinal-Mercier. Il fera également agrandir et redécorer la maison, qui, dès cette époque, est généralement désignée du nom de petit château. L’aspect extérieur du pavillon est transformé dans le style néoclassique qui est alors à la mode et des embellissements sont apportés au jardin. C’est un jardin à la française, orné de treillages, avec des bassins et des statues. Il y a aussi un petit bois, une orangerie, un potager en quinconces…
Deux bas-reliefs de Nicolas-Sébastien Adam pour le pavillon La Bouëxière.
Charles-François Gaillard de La Bouëxière meurt dans son petit château en 1773, sans postérité. En 1774 la propriété échoit, par adjudication, à son neveu Jean-Hyacinthe-Emmanuel Hocquart, seigneur de Montfermeil, qui la cède, dès l’année suivante, à Guillaume Élie Le Foullon et son épouse, Marie-Constance Cucu de Rouville. Ceux-ci vont, au fil des années, aliéner plusieurs parcelles de terrain, amputant le jardin des deux cinquièmes de sa surface. En 1785 ce qu’il reste du domaine est loué à Pierre de Bouilhac, qui le laisse se dégrader : toutes sortes d’animaux vaguent en liberté dans le jardin, où ils causent des dégâts considérables, rongeant et mangeant charmilles et arbustes, ce qui n’empêchera pas cependant son acquisition en 1795 par James Monroe, alors ambassadeur des États-Unis à Paris. Il s’y installe pendant trois ans avec sa femme, sa fille, sept domestiques, un cocher et un jardinier.
En 1806, le domaine est acheté par le comte Jean Henri Louis Greffulhe, banquier et pair de France (1774-1820). A l’époque, il est célibataire, mais en 1811 il épouse Marie-Françoise de Vintimille du Luc (1787-1862). Ils auront trois enfants : Louis-Charles, Henri et Amélie. Restée veuve en 1820, la comtesse Greffulhe se remariera, en 1826, avec le comte Philippe Paul de Ségur (1780-1873), historien, académicien, diplomate et lui aussi pair de France ; veuf également, il a eu, de son premier mariage un fils, Paul Charles.
Le tir aux pigeons du Nouveau Tivoli.
C’est cette même année 1826 que les héritiers de Jean Henri Louis Greffulhe louent le domaine au Belge Etienne-Gaspard Robert, dit Étienne Robertson, dont les talents vont de la physique à l’aérostation, en passant par l’optique et la mécanique, et surtout connu pour ses spectacles de fantasmagorie. Il va transformer en un mois l’ancienne folie en parc d’attractions, sous le nom de Nouveau Tivoli ; les lieux sont complètement modifiés pour installer des salles de spectacle et de bal, des cafés, deux théâtres et un superbe cabinet de physique. Robertson sera le premier à éclairer une partie de son jardin au gaz hydrogène. Parmi les nombreux manèges, il y a des Courses Éoliennes, sorte de montagnes russes, ou plutôt anglaises, comme on disait à l’époque. Plus tard, on installera un tir aux pigeons.
Les Osages Estampe signée H. Vernet © Gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
À l’automne 1827, le Nouveau Tivoli reçoit des hôtes inattendus : un groupe de Sioux du Kansas, les Osages[6]. Voici ce que Le Figaro du 5 septembre écrivait à ce propos : « Les Osages sont arrivés hier matin, à sept heures, dans les jardins de Tivoli ; ils ont déjeuné dans le pavillon […]. Ils mangent avec décence et se servent ordinairement de la main gauche. Après le repas, ils ont adressé au physicien Robertson un long discours : ils l’ont remercié, au nom de tous les Osages de la tribu, de la manière cordiale dont il les recevait […] ; ils se sont levés et ils ont donné la main à M. Robertson, qu’ils finiront un jour par regarder comme un sorcier lorsqu’ils l’auront vu s’élever dans les airs ou lorsqu’il leur aura présenté les illusions de sa fantasmagorie. M. H. Vernet, qui assistait au déjeuner, se propose, dit-on, de nous rendre leurs traits ».
Spectacle de Fantasmagorie
Le 9 on pouvait lire, dans Le Constitutionnel « La fête extraordinaire donnée mercredi dernier aux Osages, à Tivoli, a été des plus brillantes par la composition de la société qui s’y est réunie […]. L’administration de Tivoli prépare pour demain dimanche la même fête ; la salle de danse sera consacrée aux Osages et le public pourra les voir parfaitement. Si le temps est beau, il y aura nécessairement foule à Tivoli. M. Baudouin fera exécuter par son orchestre le nouveau pas des Osages ».
Robertson cédera la place à Jean-Émile Laurent, administrateur de l’Opéra-Comique, car les fantasmagories n’attirent plus les foules. Le Nouveau Tivoli poursuivra sa carrière cahin-caha, avec quelques fêtes et des spectacles, comme le Carrousel dansant de Mlle Caroline, au cours duquel est exécutée une contredanse à huit chevaux. En juin 1841 une ordonnance royale autorisera « les sieurs de Greffulhe frères et Paul de Ségur » à lotir le domaine, qui couvre encore plus de six hectares, pour la création d’un nouveau quartier.
Les Nouvelles Rues
La démolition du Tivoli de Boutin n’avait pas tardé, puisque, dès 1826, les premières rues étaient percées sur son emplacement. Si le quartier de l’Europe fait aujourd’hui partie du 8e arrondissement, c’est dans le futur 9e qu’il a pris naissance, à l’époque où Paris était encore divisé en douze arrondissements. La rue d’Amsterdam, dont le premier tronçon sera ouvert sur la partie la plus occidentale du jardin de Boutin, appartenait, de même que les rues qui la faisaient communiquer avec la rue de Clichy, au quartier du Roule, dans le premier arrondissement d’alors ; ce n’est qu’après l’annexion des communes limitrophes et la restructuration de Paris en vingt arrondissements, en 1860, qu’elle sera partagée entre le quartier Saint-Georges, dans le 9e, et le quartier de l’Europe, dans le 8e, tout comme la rue de Londres, qui recevra, dès le départ, le nom de la capitale du Royaume-Uni, tandis que la rue d’Athènes s’appellera, jusqu’en 1881, rue de Tivoli ; quant au nom de la rue de Budapest, il ne remplacera qu’en 1910 celui de l’ancien passage Tivoli, qui, après s’être appelé successivement passage de Navarin, puis passage Mandrin, avait à son tour, en 1828, reçu le nom du jardin de Boutin[7].
En ce qui concerne l’ancien domaine La Bouëxière, les Greffulhe et Ségur préféreront le céder à la société Tirouflet et Cie, qui procédera à son lotissement. Des voies sont percées dès 1844 : les rues de Bruxelles, de Boulogne et de Calais, ainsi que la rue et la place de Vintimille, le nouveau quartier s’ordonnant autour de cette dernière. En 1914, la place, ainsi nommée en l’honneur de Mme de Ségur, née, on l’a vu, de Vintimille du Luc, perdra son nom d’origine au profit de celui d’un bourgmestre de Bruxelles, Adolphe Max[8].
Le Napoléon de Meunier Le Berlioz de Lenoir
Le square qui en occupe le centre, aménagé dans les années 1840, s’appellera d’abord square Sainte-Hélène, car on y avait planté une bouture provenant de l’un des saules qui avaient entouré le tombeau de Napoléon. En 1852 on y placera une statue de Roland Mathieu Meunier, haute de 2,20 m, représentant l’empereur complètement nu, couronné de lauriers, la main posée sur la tête d’un aigle, ce qui, on s’en doute, ne sera pas du goût de tout le monde, si bien qu’une nuit des plaisantins (ou des censeurs ?) procèderont au rhabillage en peinture de la statue ; celle-ci finira par être retirée et détruite, à la demande de l’auteur lui-même.
Ce n’est qu’en 1886 qu’elle sera remplacée par une statue en bronze d’Hector Berlioz, exécutée par Alfred Lenoir. Le compositeur, mort au 4, rue de Calais[9], le 8 mars 1869, y était représenté debout, le bras appuyé sur un pupitre et la main soutenant sa tête. Le jardin prendra alors le nom de square Hector Berlioz. La statue, fondue sous l’Occupation, sera remplacée plus tard par l’actuel monument en pierre, dû au ciseau de Georges Saupique.
Le peintre Édouard Vuillard a résidé trente-six ans place de Vintimille, d’abord dans un immeuble à l’angle de la rue de Calais, de 1908 à 1926, puis, en raison de la démolition de ce dernier, au 3 de la place, jusqu’à sa mort en 1940. De l’autre côté, au n°11, un appartement avait été loué vers 1892 par le peintre Frédéric Humbert, époux et complice de celle que l’on avait surnommée la grande Thérèse, et qui avait mis sur pied une énorme escroquerie en faisant miroiter un héritage fantôme.
La rue de Douai s’est d’abord appelée rue de l’Aqueduc, car elle passait au-dessus de l’aqueduc de ceinture construit en 1825 entre l’actuelle rue de l’Aqueduc, dans le 10e, et le réservoir de Monceau[10]. Sa section entre la rue Blanche et la place de Clichy a été ouverte en 1844. L’immeuble à l’angle de la rue de Douai et de la place Adolphe-Max a remplacé vers 1900 l’hôtel particulier que Louis et Pauline Viardot s’étaient fait construire autour de 1850 et qu’ils habitèrent de façon permanente à partir de 1870, après leur retour d’exil volontaire à Baden-Baden ; la maison portait le n° 48, comme l’indique un billet de Pauline daté de 1873. Leur grand ami Ivan Tourgueniev emménagera au deuxième étage. Louis Viardot et Ivan Tourgueniev mourront tous deux en 1883 ; Pauline vendra alors l’hôtel et s’installera 243, boulevard Saint-Germain.
La rue de Bruxelles commencera à être percée en 1844 entre la rue de Clichy et la place Blanche ; elle devait prolonger une voie de ce nom ouverte sur les terrains de Hagermann et Mignon dans le cadre de la création du quartier de l’Europe et relier la place Blanche à la rue du Rocher. Le projet ne sera pas réalisé et l’artère prévue sera scindée en trois tronçons, les deux premiers devenant les actuelles rues Larribe et de Florence, dans le 8e, tandis que le troisième, dans le 9e, gardera seul le nom initial. Au 21, le 29 septembre 1902, mourra Emile Zola, asphyxié par le gaz pendant son sommeil.
La rue Ballu [11] a d’abord porté le nom de rue de Boulogne. Lors de son percement, entre la rue Blanche et la rue de Clichy, elle a incorporé une impasse, l’impasse Tivoli, qui était devenue l’impasse Rougevin, du nom de l’architecte Auguste Rougevin, propriétaire riverain. Elle se trouve alors dans le deuxième arrondissement et fait partie du quartier de la Chaussée d’Antin. En 1886, désormais dans le 9e et appartenant au quartier Saint-Georges, la rue sera rebaptisée en l’honneur de Théodore Ballu, l’architecte de l’actuelle église de la Trinité, mort l’année précédente tout près de là, au 78, rue Blanche.
Au 6, le compositeur Claude Terrasse avait aménagé, contigu à son appartement, le petit Théâtre de Marionnettes, où sera représenté l’Ubu Roi d’Alfred Jarry. On trouvait, au 8, l’Institut de Vaccine animale, fondé en 1864. Au 11, l’hôtel Blémont est le siège de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques (S.A.C.D.). Au 20, l’hôtel Foucher de Saint-Faron rappelle le souvenir de la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort, qui fut la compagne du duc d’Enghien. Au 23, derrière lequel se trouve la villa Ballu, ont habité successivement Émile Zola, de 1877 à 1889, et Edgar Degas à partir de 1890.
Lili Boulanger
Le croisement de la rue Ballu avec la rue de Vintimille est devenu, en 1970, la place Lili-Boulanger, en souvenir de la jeune compositrice morte en 1918, à peine âgée de vingt-quatre ans. C’est dans le grand immeuble qui porte le n° 36 qu’elle était venue habiter, en 1904, avec sa mère Raïssa et sa sœur Nadia (1887-1979), compositrice elle aussi, mais également organiste, professeur de composition et chef d’orchestre. Rue de Vintimille ont logé, outre Berlioz au 17 pendant quelques mois, le peintre Thomas Couture au 22, Claude Monet qui avait un pied-à-terre au 20 et Alexandre Dumas père au 11.
L’ancienne Folie Richelieu sera démolie à son tour et son terrain loti. On y élèvera en 1851 une église vouée à la Sainte Trinité ; c’était la deuxième du nom dans le quartier, succédant à une chapelle construite dans une cour entre les rues de Douai et de Calais ; elle restera en fonction jusqu’à l’achèvement, en 1867, de l’église de Ballu. On y ouvrira aussi, sur la rue Blanche un établissement scolaire, fondé par Prosper Goubaux, la pension Saint-Victor, qui deviendra l’école François Ier, puis le collège Chaptal ; en 1874 ce dernier, devenu lycée, est déplacé boulevard des Batignolles, dans des locaux tout neufs.
Skating Le Pôle Nord et Skating de la Chaussée d'Antin.
Au collège Chaptal avait succédé une salle de patinage à roulettes, le Skating de la Chaussée d’Antin, ouvrant 16, rue de Clichy et 15, rue Blanche. Cette salle sera par la suite scindée en deux : sur la rue de Clichy, sous le n° 18, ouvrira, en 1886, Le Pôle Nord à Paris, où l’on patinera « sur vraie glace » ; côté rue Blanche est aménagé le Palace Théâtre, qui cédera bientôt la place au Nouveau Théâtre, dirigé par Aurélien Lugné-Poe, et où sera créé, en 1898, l’Ubu Roi d’Alfred Jarry. En 1906 le Nouveau Théâtre est acheté par l’actrice Réjane, qui lui donne son nom, avant de le revendre en 1918 ; le Théâtre Réjane est aujourd’hui le Théâtre de Paris. Entre temps, le Pôle Nord a été transformé en music-hall et devient le Casino de Paris, dont la salle est alors décorée dans le style rococo. Dévasté par un incendie en 1922, il sera reconstruit et les plus grandes vedettes du music-hall s’y produiront pendant plusieurs décennies.
Un peu plus haut, sous le n° 20, on trouvait, jusqu’en 1959, date de sa démolition, un autre music-hall, l'Appollo, où eut lieu, en 1929, la première de la version française de La Veuve Joyeuse de Franz Lehar.
La rue Moncey, enfin, marque sans doute la limite nord du domaine de Richelieu. Elle a été ouverte en 1842 pour faire communiquer la rue de Clichy avec la rue Blanche ; c’est dès l’année suivante que lui est attribué le nom du Maréchal Moncey, duc de Conegliano, l’héroïque défenseur de la barrière de Clichy.
Horace Vernet 1820 - La Barrière de Clichy -Défense de Paris, le 30 mars 1814. © RMN Musée du Louvre.
(Au centre du tableau le Maréchal Moncey)
Sources bibliographiques : Principalement les deux ouvrages de l’AAVP publiés dans la collection Paris et son Patrimoine : « La Nouvelle Athènes, haut-lieu du Romantisme » et « Folies, Tivolis et Attractions, les premiers parcs de loisirs parisiens ». Également, mais dans une moindre mesure, le « Dictionnaire administratif des rues de Paris », de Félix et Louis Lazare, 1844, le « Dictionnaire historique des Rues de Paris », de Jacques Hillairet, Editions de Minuit, ainsi que plusieurs sites historiques et journaux anciens sur Internet.
Aline BOUTILLON
[1] Sur certains plans la rue de Clichy est désignée sous le nom de « rue du Coq ».
[2] Il sera plus tard accessible aux Parisiens les jeudis, dimanches et jours de fête. Le 20 juin 1791, quelques heures avant la fuite à Varennes, Marie-Antoinette y serait allée avec ses enfants, afin d’écarter d’éventuels soupçons.
[3] Les premiers jardins à spectacles payants ouvrent à Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le plus ancien est celui que l’artificier italien Giovanni Battista Torre a installé, en 1764, rue René-Boulanger ; des feux d’artifice sont tirés dans les jardins et l’on danse à l’intérieur d’une rotonde. Au jardin Ruggieri, ouvert un peu plus tard, avec une entrée 16, rue Saint-Lazare, il y aura des numéros de cirque équestre.
[4] C’est sans doute dans ce pavillon, dont une entrée se faisait par la rue Blanche et qu’elle acquiert en 1821, que s’installera Fortunée Hamelin, la « jolie laide » qui avait fait les beaux jours du Directoire. A vrai dire, elle habitait déjà rue Blanche depuis 1805, mais en face du pavillon de Richelieu (Maurice Lescure, « Madame Hamelin, merveilleuse et turbulente Fortunée – L’Harmattan, 1995, p. 97).
[5] Jean Prasteau, « La Merveilleuse Aventure du Casino de Paris », Editions Denoël, 1975.
[6] Les Osages, qui regrettent la vente par Bonaparte de la Louisiane aux Américains, vont décider d’aller « rendre visite aux Français dans leur tribu » ; ils vont se préparer pendant quatre ans à ce long voyage, mais seuls six d’entre eux, deux femmes et quatre hommes, parviendront à atteindre le bourg de Saint-Louis. Là ils font la rencontre d’un Français, David Delaunay, qui va les aider dans leur projet, avec le but inavoué de tirer parti de l’exhibition de ces « sauvages » en France. Après un mois de navigation, ils arrivent au Havre le 27 juillet 1827, puis à Paris le 21 août. (Plus de détails sur le site « oklahoccitania.canalblog.com. Origine de l'association Oklahoma-Occitania »).
[7] Les rues de Londres et d’Athènes ont été détaillées dans un autre article du même auteur, publié dans le bulletin n° 12 de 9è Histoire. S’il n’est pas fait ici mention des rues de Milan et de Liège, ouvertes respectivement en 1831 et 1826, c’est qu’elles ne sont rattachées à aucune des trois folies qui font l’objet de cet article.
[8] Ayant refusé, en 1914, d’exercer son mandat sous le joug allemand, il était devenu le symbole de la résistance à l’ennemi ; le choix de son nom est sans doute dû à la proximité de la rue de Bruxelles.
[9] Il y avait emménagé en octobre 1858 avec la chanteuse Marie Recio, qu’il avait épousée deux ans plus tôt, après la mort de sa première femme, Harriet Smithson. Ils avaient habité auparavant, pendant quelques mois, 17, rue de Vintimille. Rue de Calais, ils s’étaient installés au 4e étage, mais en 1862 ils avaient dû, à cause des malfaçons de l’immeuble, évacuer leur appartement et déménager pendant quelques mois au 2e, le temps des réparations.
[10] L’aqueduc était enterré sur presque toute sa longueur ; son trajet, dans le 9e, était à peu près celui-ci : rue de Dunkerque, avenue Trudaine, rue Victor Massé, rue de Douai, Place de Clichy.aqueduc était enter sur presque toute sa longueur ; son trajet, dans le 9e, était à peu près celui-ci : rue de Dunkerque, avenue Trudaine, rue Victor Massé, rue de Douai, Place de Clichy.aqueduc était enterré sur presque toute sa longueur ; son trajet, dans le 9e, était à peu près celui-ci : rue de Dunkerque, avenue Trudaine, rue Victor Massé, rue de Douai, Place de Clichy.
[11] Cette rue et ses voisines feront ultérieurement l’objet d’un article plus détaillé.
Cet article a été publié dans le Bulletin XV - 2017 de l'association 9ème Histoire. L'iconographie a été enrichie.
© Aline Boutillon 2018 © 9e Histoire - 2018
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