Cocteau dans le 9°
© D. Chagnas 2014 © 9ème Histoire 2014
SUR LES PAS DE JEAN COCTEAU DANS LE 9e (1891-1907)
La Cité Monthiers
Reconstitution du Salon Indien de l'Hôtel Scribe - Exposition Lumière. Le Cinéma Inventé
Enfin, cette balade dans le 9e ne saurait être complète sans évoquer trois lieux qui ont marqué et nourri dès l’enfance, l’imagination et l’inspiration du poète.
Il s’agit de l’église de la Trinité où Cocteau accompagnait sa mère, très pieuse, et dont les cérémonies, à l’égal de celles du Théâtre du Châtelet et du « Tour du monde en 80 jours », seraient à l’origine de sa vocation de metteur en scène et d’homme de théâtre « Je mêlais les pièces en un seul spectacle tenant du guignol, de l’escalier de la rue La Bruyère et de la messe de la Trinité ». Dans son livre de souvenirs, le mauvais élève de Condorcet reste cependant discret sur ses résultats au catéchisme et sur la période de sa communion.
Un autre « monument » n’a pas échappé à l’enfant guidé dans le quartier par son grand père : le flamboyant théâtre du Vaudeville, temple d'un genre théâtral populaire que Cocteau éleva au sommet de la tragédie grecque. La dernière incarnation du Théâtre du Vaudeville fut construite sur le boulevard des Capucines en 1866. En 1927, il fut remplacé par le cinéma Paramount Opéra, au grand regret de Cocteau. Il est devenu, depuis 2007, le Gaumont Opéra.
«Le Paramount c’est le fantôme du Vaudeville (
) afin de comprendre le prestige détruit du vieux Vaudeville, je conseille à la jeunesse d’aller entendre Mme Pitoëff, avant que Pitoëff doive interrompre l'épuisant sacrifice auquel son rôle de «Ce soir on improvise» la condamne » (
) «Mes grands parents habitaient en face rue de la Chaussée d'Antin, au quatrième porte à porte avec Winterhalter. Au premier étage de l'immeuble logeaient les Rossini (...) «L'auréole des Rossini, l'atmosphère de l'immeuble que je n'ai jamais connu se prolongeait 45 rue La Bruyère où nous habitâmes toute notre enfance un hôtel particulier à deux étages.»
Nef de l'église de la Trinité Edouard-Leon Cortes Le théâtre du Vaudeville
Enfin, après le suicide du père de Jean, Eugène Lecomte avait pris pour habitude d’emmener chaque dimanche son petit-fils aux concerts du dimanche « à la petite salle du Conservatoire », faubourg Poissonnière, à l’autre bout du 9e arrondissement, concerts que Jean suivait en enfant surdoué, avec ferveur.
«Puisque j'écris à bâtons rompus, une autre salle dont je tremble qu'on ne la détruise, c'est la petite salle du conservatoire. Mon grand père y possédait ses places au 3e rang de fauteuil d'orchestre, à droite. Là dans ce sarcophage de bois peint peuplé de momie vénérable, je découvrais pêle-mêle Beethoven, Liszt, Berlioz et Wagner. C'était un autre genre de miracle cette salle! ».
La petite salle du Conservatoire, « le Stradivarius des salles de concert », pouvait accueillir seulement mille auditeurs. En 1985, d’importants travaux furent réalisés. Si « le sarcophage de bois peint » a été plutôt bien restauré, Jean Cocteau avait quelques raisons de trembler : scène réduite, places assises diminuées de plus de moitié et l’acoustique de la salle altérée
mais le miracle reste entier.
La salle du Conservatoire
L’enfance de Jean Cocteau rue La Bruyère dans le 9e
Jean Cocteau est né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte dans la propriété d’été de ses grands parents Lecomte. La commune s'appelle alors Maisons-sur-Seine. Avec le fruit de ses cachets, sa grand-mère, Émilie Renaud, ancienne cantatrice, avait acheté la belle villa de la place Sully en 1854, avant même la naissance de sa mère et son mariage avec Eugène Lecomte. « Notre chère Eugénie est accouchée ce matin à deux heures et fort à l'improviste, d'un beau garçon qui n'a pas encore de prénom car elle attendait positivement une fille. » (Émilie Lecomte à son fils Raymond)
Dès les premiers jours d’automne, les familles Lecomte et Cocteau regagnent Paris et leur hôtel particulier de deux étages, 45, rue La Bruyère, non loin de l'église de la Trinité. Avec leurs trois enfants, les parents de Jean, Georges et Eugénie Cocteau, occupent un étage. Son père George Cocteau, 47 ans (né en 1842) est avocat et peintre amateur. Il vit de ses rentes. Sa mère Eugénie Lecomte, 34 ans, est née en 1855 à Maisons ; elle a treize ans de moins que son mari. Le mariage a été célébré le 7 juillet 1875 à la mairie du 9e. A la naissance de Jean, ses parents sont mariés depuis quatorze ans et ont déjà deux enfants : Marthe (12 ans) et Paul (8 ans).
« 45 rue La Bruyère où nous habitions toute mon enfance un hôtel particulier. La cour de cet hôtel à deux étages donnait sur les jardins [1] Gaveau (encore la musique) mes grands parents habitaient à l’étage supérieur un appartement que les caprices de l’architecte avaient distribué de telle sorte qu’il fallait suivre des corridors, monter et descendre des escaliers à pic afin de passer d’un chambre à l’autre » - Jean Cocteau « Portraits-Souvenir »
Jean est souvent malade. Il grandit dans un milieu mondain où l’on a le goût des arts. Son père dessine. Son grand-père est agent de change, collectionneur d’art et mélomane il organise au premier étage de la rue La Bruyère des séances musicales et reçoit les célébrités des Lettres et du Théâtre. Fasciné par le théâtre, Jean dévore les magazines spécialisés et les programmes qu’il trouve rue La Bruyère (magazine Le Théâtre). Son grand père, ses parents vont à l’Opéra et à la Comédie-Française, il assiste à leurs préparatifs.
Sa mère en tenue de soirée lui apparaît soit en déesse inaccessible, soit en vierge espagnole.Plus tard, Jean construira avec son camarade de classe René Rocher, des théâtres dans la cour de la rue La Bruyère, cour donnant sur un jardin musical. Cocteau persiste, encombrée de caisses, de clous, de planches, de rampes à bougies qu’il a inventées, d’un trou de souffleur qu’il a perfectionné « Je me rappelle un appartement à nous, des chambres à nous et très, très loin, dans un autre monde, dans une zone irréelle et fabuleuse, l’appartement où mon grand-père possédait une baignoire d’argent à la sonorité de gong, pleine de milliers de livres, collectionnait des bustes grecs des dessins d’Ingres , des tableaux de Delacroix , des médailles florentines, des autographes de ministres, des masques d’Antinoë, des vases de Chypre et des Stradivarius » - Jean Cocteau « Portraits-Souvenir »
5 avril 1898. Le père de Jean, Georges Cocteau, se suicide d'une balle dans la tête. La veille, il avait semblé préoccupé par les fluctuations de certaines valeurs boursières. Jean confiera beaucoup plus tard : « Mon père s'est suicidé dans des circonstances que personne ne comprendrait plus maintenant. » Plusieurs hypothèses ont été avancées : la première est que Georges Cocteau aurait été ruiné. La seconde qu'il aurait appris que sa femme le trompait. La troisième, qu’il souffrait d'être incompris et catalogué « peintre du dimanche ». Reste une quatrième hypothèse proposée par Jean : l’homosexualité de Georges Cocteau - « J'ai toujours pensé que mon père me ressemblait trop pour différer sur ce point capital. Sans doute ignorait-il sa pente et au lieu de la descendre en montait-il péniblement une autre sans savoir ce qui lui rendait la vie si lourde. A son époque, on se tuait pour moins. Mais non : il vivait dans l'ignorance de lui-même et acceptait son fardeau. »
Issu d’une famille de la bourgeoisie très aisée, Cocteau raconte dans Portraits-Souvenir, son enfance passée dans un milieu familial baigné " d'un climat postromantique empreint de fantaisie, d’érudition légère et de mélancolie " (Claude Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Biographies », 2003). Les arts, la musique en particulier, jouent un rôle important au sein de la famille Lecomte : le grand-père possède deux stradivarius. Pablo de Sarasate, compositeur et violoniste espagnol, est son ami. « Car ces trésors servaient. Même les stradivarius sacrés quittaient le velours bleu le soir où se réunissait le quatuor: Sarasate, Sivori, Greubat et l'hôte amateur, Eugène Lecomte »
Sa mère, bonne musicienne, joue sur un piano que lui a légué Rossini. Elle reçoit dans son salon avec sa fille Marthe, les Daudet[2], la princesse Murat et pose pour les peintres Joseph Wencker[3] et Jacques-Émile Blanche. Lucien Daudet, fils de l’écrivain, également peintre et élève de Whistler, figure parmi les invités. Il est l’un des premiers à reconnaître le talent de Jean. Passionnée de théâtre et d’opéra, Eugénie a tôt fait de transmettre à son fils l’héritage familial des Reynaud.
Jean aime se déguiser, se maquiller, dessiner, écrire, jouer, mettre en scène. Il rêve de théâtre et c’est en observateur déjà professionnel qu’il regarde, depuis un boudoir, sa mère se préparer pour une soirée à l’Opéra. « C’était le terme du spectacle, prologue du spectacle véritable pour lequel toutes ces élégances étaient inventées et la glace de l’armoire me montrait ma mère, que dis-je, cette madone bardée de velours, étranglée de diamants, empanachée d'une aigrette nocturne, châtaigne étincelante hérissée de rayons, haute, distraite, partagée entre les dernières recommandations d’être sage et le dernier coup dœil au miroir »
Eugénie Lecomte, mère de Jean Cocteau - Portrait de Jean Cocteau par Federico de Madrazo de Ochoa
Un soir, Jean accompagne sa mère au spectacle:
« Elle était devenue la salle de théâtre où nous sommes. Ses bijoux, ses velours, son aigrette, sa traîne, son cœur d'or et ses colères, devinrent, en une minute, le faste du théâtre. J'adorais le théâtre et je l'adorerai toujours. »
Edwige Feuillère telle que la fit Jean Cocteau pour « l’Aigle à deux têtes » (1948), semble sortie du boudoir de Madame Cocteau, 45 rue La Bruyère, quarante ans plus tôt, « étranglée de diamants, empanachée d'une aigrette nocturne, châtaigne étincelante hérissée de rayons »
Georges Cocteau, le père de Jean, peut, grâce à ses rentes, abandonner sa charge d’avocat et partager sa vie entre le billard et la peinture. Son fils le regarde faire pendant des heures. Il est très tôt initié au dessin par son père.
Pendant l’enfance et l’adolescence, Jean Cocteau reçoit donc de sa famille le legs « d’une culture joyeuse, éclectique et jamais intimidante, vécue de l’intérieur par des interprètes de premier plan, qui resteront jusqu’au bout son public naturel » (Claude Arnaud).
Il assiste, nous l'avons dit, aux premières projections des frères Lumière, boulevard des Capucines, mais aussi à des spectacles de cirque qui l’enchantent et à des représentations au Théâtre du Châtelet, notamment du Tour du monde en 80 jours, qui vont le marquer durablement.
Plus tard, Jean Cocteau se souviendra avoir construit des théâtres dans la cour de la rue La Bruyère, avec les cartons d'emballage d’Old England, avec son camarade de classe René Rocher (1890-1970). Devenu acteur et metteur en scène, René Rocher a donné son nom actuel à la Comédie-Caumartin (1923) dirigé le Théâtre-Antoine, puis le théâtre du Vieux-Colombier.
L’affection qui lie l'enfant à son grand-père, ancien agent de change, collectionneur, musicien, artiste, se renforce après le suicide de son père en 1898. Jean n’a que sept ans lorsqu’on retrouve son père mort dans son lit, une balle dans la tête. Sa grand-mère Émilie Lecomte décède peu après en 1899. Avec elle disparaît une vraie grand-mère, qui savait faire preuve de compréhension et apportait à l’enfant consolation, stabilité et son bon sens. Souvent malade, Jean poursuit avec difficulté sa scolarité. En octobre 1900, il entre en sixième au Petit Condorcet, rue d’Amsterdam.
« Le champ de bataille de mon enfance, sa cour des miracles, surtout lorsque la neige l’idéalisait et la calfeutrait de féérie, c’était la cité Monthiers où l’on entre au théâtre de l’Œuvre par une grille de la rue de Clichy et que notre armée de chevaliers en armure de laine et à boucliers de cartable envahissait au galop entre 4 et 5 heures du soir par la voûte d’un immeuble de la rue d’Amsterdam en face duquel le Petit Condorcet ouvre ses portes » - Jean Cocteau « Portraits-Souvenir »
« Car la jeunesse de cinquième est terrible. L'année prochaine, elle ira en quatrième, rue Caumartin, et méprisera la rue d'Amsterdam, jouera un rôle et quittera le sac (la serviette) pour quatre livres noués par une sangle et un carré de tapis. »
A la rentrée d’octobre 1902, Cocteau est en quatrième au Grand Condorcet. Il est renvoyé du lycée en 1904, à cause de ses trop nombreuses absences.
Il n’a pas encore quinze ans. Mais il vient de faire une des rencontres les plus importantes de sa vie : l’élève Dargelos, cancre superbe qui règne en maître sur la classe. Il en fera le héros du roman « Les Enfants Terribles » (Grasset, 1929) qui fascinera des générations d’adolescents. Cocteau termine l'année scolaire 1904, grâce à des leçons particulières à domicile. A la rentrée suivante, il est en seconde au lycée Fénelon.
Le jeune Cocteau ne peut plus dissimuler qu’il préfère le charme des salles de spectacle et les coulisses des actrices à la discipline des salles de classe. Commencent alors ses fréquentations des salles parisiennes, en tête desquelles « la salle de théâtre par excellence, une des trois ou quatre qu’il faudrait protéger comme les arbres du square, poumons de la capitale » ( ) « ce cher Vaudeville que j’ai vu mourir assassiné » ( ) « sur ce macadam ou l’on voyait attendre les mules du cab de Réjane »
Grâce à l’entremise de Ferdinand Bourgeois, le fils de Mistinguett, lycéen à Condorcet, Cocteau est devenu un habitué de l’Eldorado, café-concert où se produisent Mistinguett, Dranem ou Jeanne Reynette avec laquelle il a une brève liaison, ce qui favorisera un deuxième échec au baccalauréat. Par ailleurs, Mistinguett se vante d’avoir « initié » Cocteau au music hall. Elle habite depuis 1905, 24 boulevard des Capucines où elle demeurera jusqu’à sa mort en 1956.
Le grand-père Lecomte meurt en avril 1906, laissant à sa famille une fortune confortable. L’année suivante (1907), Madame Cocteau, qui a gardé la propriété de Maisons-Laffitte, quitte l’hôtel de la rue La Bruyère pour un logement moins spacieux, 62, rue Malakoff (aujourd’hui avenue Raymond-Poincaré), où elle conserve son train de vie.
Elle vit désormais seule avec son fils. Introduit dans le monde par sa mère, Jean ne tarde pas à se faire une réputation de dandy. Madame Cocteau s’installe 10, rue d’Anjou en 1910 où elle habite jusqu’à la guerre de 1939. C’est aussi l’adresse officielle de Jean pendant cette période.
Mais laissons Jean Cocteau se souvenir du 9e (Opium Extrait)
« Un jour que je me rendais rue Henner, en passant rue La Bruyère où j'ai vécu ma jeunesse au 45, hôtel dont mes grands-parents habitaient le premier étage et nous l'entresol (le rez-de-chaussée ne comprenait qu'une salle d'étude ouverte sur la cour, et les arbres du jardin Pleyel), je décidai de vaincre l'angoisse qui, d'habitude, me fait courir dans cette rue en sourd et en aveugle. La porte cochère du 45 étant entrouverte, je pénétrais sous la voûte. Je regardais avec surprise les arbres de la cour où je me partageais l'été entre ma bicyclette et la décoration de guignols, lorsqu'une concierge soupçonneuse, sortant la tête d'une haute lucarne, jadis condamnée, me demanda ce que je faisais là. Comme je répondais que je venais jeter un coup d'oeil sur ma maison d'enfance, elle dit : "Vous m'étonnez beaucoup", quitta la lucarne, vint me rejoindre par le vestibule, m'inspecta, ne se laissa convaincre par aucune preuve, me chassa presque, et claqua la porte cochère, soulevant avec ce bruit de canonnade lointaine, une foule de souvenirs nouveaux. Après cet échec, j'imaginai de parcourir la rue, depuis la rue Blanche, jusqu'au 45, de fermer les yeux, et de laisser traîner ma main droite sur les immeubles et les réverbères, comme je le faisais toujours en rentrant de classe. L'expérience n'ayant pas donné grand chose, je m'avisai qu'à cette époque ma taille était petite et que ma main, traînant actuellement plus haut, ne rencontrait pas les mêmes reliefs. Je recommençai le manège. Grâce à une simple différence de niveau et, par un phénomène analogue à celui du frottement de l'aiguille sur les aspérités d'un disque de gramophone, j'obtins la musique du souvenir. Je retrouvai tout : ma pèlerine, le cuir de mon cartable, le nom du camarade qui m'accompagnait, ceux de nos maîtres, certaines phrases que j'avais dites, le timbre de voix de mon grand-père, l'odeur de sa barbe, des étoffes de ma sœur et de ma mère. »
Didier CHAGNAS
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[1] Dans un autre chapitre de ses Souvenirs, Jean Cocteau fait une autre confusion avec les jardins Pleyel. Cette partie de la rue La Bruyère a porté jusqu’en 1868, le nom de Boursault, comédien fondateur du théâtre Molière (1752-1842).
[2] En 1911, Cocteau séjourne au Cap Martin avec sa mère, Madame Daudet et Lucien Daudet qui le présente à l’Impératrice Eugénie.
[3] Joseph Wencker (1828-1919), son amant présumé, fit le portrait d’Eugénie Cocteau.
Dernière modification : 25/02/2014 • 16:40
Catégorie : - Ecrivains & Cinéastes
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