Le Cénacle de la Rue des Martyrs
© MC. Chaudonneret 2015 © 9ème Histoire 2016
THÉODORE GÉRICAULT ET HORACE VERNET
LE CÉNACLE ARTISTIQUE DE LA RUE DES MARTYRS
Après la chute de l’Empire des artistes et des hommes de lettres, quelques militaires ayant combattu dans la Grande Armée, ces demi-soldes nostalgiques de l’Empereur, résidant dans le quartier de la rue des Martyrs, formèrent un petit cénacle aspirant à des changements artistiques et politiques. Ce sont surtout des liens affectifs, un certain art de vivre qui réunirent ces hommes. On a souvent mis l’accent sur les mécontents du régime des Bourbons qui vivaient rue des Martyrs. Deux anciens officiers de l’Empire y habitaient, Louis Bro au 23 de la rue et Etienne Joly au 52 ; l’homme de lettres Béranger, républicain convaincu, s’y établit en 1822 à sa sortie de prison ; Jacques-Antoine Manuel, député de l’opposition vint y habiter en 1823 après avoir été expulsé de la Chambre des députés pour son violent réquisitoire contre la guerre d’Espagne. On a donc fini par considérer cette rue des Martyrs comme un lieu de contestation politique. Mais, avec Béranger et Manuel, nous sommes dans les années 1823-1824. Dix ans plus tôt la situation était différente.
Autoportraits de Th. Géricault & Horace Vernet
A la fin de l’Empire, Théodore Géricault s’installa rue des Martyrs, bientôt suivi par Horace Vernet, figure centrale du petit cénacle. Géricault et Vernet font partie de cette nouvelle génération de peintres qui prônaient l’indépendance de l’artiste et qui entendaient bousculer les règles académiques pour renouveler la peinture d’histoire. Les deux artistes ont le même âge ; tous deux ont débuté au Salon (l’exposition officielle des artistes vivants) en 1812 et furent remarqués par la critique.
Le quartier de la rue des Martyrs, quand y arrivèrent Géricault et Vernet, c’était quasiment la campagne, des maisons avec des jardins et des vergers immenses. Il offrait la possibilité de se loger mieux et moins cher qu’au centre de Paris. C’est dans le courant de l’année 1813 que Géricault quitta la rue de La Michodière pour s’installer, avec son père, au 23 de la rue des Martyrs, dans une maison qu’habitèrent plus tard Béranger et Manuel. Dans le vaste jardin il se fit construire un atelier ; pour la première fois Géricault avait un atelier à lui. Pour son Officier des chasseurs de la garde impériale chargeant il avait eu beaucoup de difficulté à trouver un local suffisamment grand comme l’a montré Jean-François Belhoste (voir son article dans le bulletin 2013 de 9ème Histoire) : c’est dans la manufacture de tabac de l’hôtel d’Augny que Géricault avait trouvé un local suffisamment spacieux pour peindre son tableau. En venant rue des Martyrs, Géricault avait donc la possibilité d’avoir non seulement son propre atelier mais aussi un endroit assez vaste pour pouvoir y peindre son deuxième grand tableau, le Cuirassier blessé quittant le feu. Exposée au Salon de 1814, cette œuvre fit une forte impression sur la jeune génération : pour la première fois un tableau d’histoire ne représentait plus un héros, ne représentait plus une action héroïque mais le courage anonyme vaincu. Ce tableau fut d’autant plus remarqué qu’il fut présenté quelques mois après la chute de Napoléon.
Après Géricault, ce fut Horace Vernet qui vint s’installer, à la fin de 1814, au 11 de la rue des Martyrs. L’année précédente il avait eu une petite fille, Louise ; il quittait son logement de la rue Neuve des Mathurins pour un plus grand. Et, comme Géricault, il se fit construire un atelier dans le jardin. Il est probable que, en venant dans ce quartier, Vernet ait voulu se rapprocher de son ami Géricault. L’amitié entre les deux jeunes gens avait débuté dans l’atelier de Carle Vernet, le père d’Horace, atelier que Géricault fréquenta de 1808 à 1810, avant d’aller étudier chez Pierre-Narcisse Guérin. D’autre part, les deux peintres partageaient la même passion pour le cheval ; ils pouvaient faire de longues promenades à cheval dans la campagne de Montmartre.
Avant Vernet, à peu près en même temps que Géricault, s’était installé dans le quartier le colonel Louis Bro. Celui-ci avait choisi, sur l’incitation de son épouse, la rue des Martyrs pour son cadre de vie. Il écrit, dans ses Mémoires, que sa femme Laure « ne voulait pas vivre bourgeoisement au centre de Paris. Elle choisit ce quartier entre le faubourg Montmartre et les moulins de Montmartre car on pouvait s’y croire à la campagne, vu l’étendue des jardins, la quantité des arbres ». Géricault, Bro et Vernet se voyaient beaucoup, les jardins communiquant entre eux ; les enfants des deux derniers jouaient ensemble ce qui contribua à créer des liens supplémentaires. Une profonde amitié réunit alors les trois familles. Géricault fit les portraits des enfants de ses voisins, Louise Vernet, Olivier Bro, et aussi les portraits des enfants de son grand ami et autre passionné de cheval, le peintre Pierre-Joseph Dedreux–Dorcy (Alfred, Alfred et Élisabeth).
Th. Géricault portrait de Louise Vernet enfant & portrait des enfants Dedreux
Dedreux-Dorcy, qui habitait rue Taitbout, se rendait très souvent chez Géricault dont il avait fait la connaissance dans l’atelier de Guérin. Les artistes furent nombreux à venir dans cette portion de la rue des Martyrs où régnait un climat amical, familial.
Cette fraternité artistique était née autour de Géricault dans l’atelier de Guérin où régnaient une franche camaraderie et une émulation entre les élèves. Très vite Géricault avait exercé une influence très forte sur ses camarades. Il était entré chez Guérin en 1811 en même temps qu’Ary Scheffer. Ce dernier, bien qu’habitant rive gauche, vint souvent rue des Martyrs avant de s’établir en 1830 rue Chaptal (l’actuel musée de la Vie romantique).
Bien des anciens camarades d’atelier de Géricault firent partie de cette petite fraternité de la rue des Martyrs : outre Scheffer et Dedreux-Dorcy, il y eut Alexandre Colin, Eugène Delacroix qui avait une immense admiration pour Géricault. Ce petit groupe, auquel se joignit Horace Vernet, était uni par une communauté de goûts et d’idées ; il favorisa une nouvelle sociabilité qui donnait aux artistes le sentiment d’appartenance communautaire.
Géricault meurt en janvier 1824, au 23 de la rue des Martyrs, après une longue agonie, relayée par les amis et les élèves qui le veillèrent à tour de rôle. Cette mort fut considérée comme une tragédie. Il disparaissait trop jeune ; bien des peintres eurent l’impression de perdre, en dépit de son jeune âge une sorte de maître. Ary Scheffer rendit hommage au peintre en peignant une déploration du jeune maître,
La mort de Géricault.
Le 18 janvier, huit jours avant la mort de Géricault, il avait dessiné les traits de son camarade pour en garder le souvenir. C’est peu après qu’il le peignit sur son lit de mort, pleuré par le colonel Bro et Dedreux-Dorcy, sous les esquisses de ses toiles dont celle du Radeau de La Méduse, son dernier chef d’œuvre acquis à sa vente posthume par Dedreux-Dorcy qui le céda ensuite au musée royal du Louvre.
1824 marque la fin de la petite fraternité artistique de la rue des Martyrs. Géricault meurt, Vernet avait déménagé, courant 1821, rue de La Tour des Dames mais garda son atelier de la rue des Martyrs, atelier qui, après celui de Géricault, fut le noyau du petit cénacle. Vernet représenta son atelier dans un tableau, probablement exécuté, selon Bruno Chenique, pendant l’hiver 1821-1822. Cette représentation de l’atelier d’Horace Vernet illustre bien la nature de cette fraternité artistique où se retrouvaient des opposants libéraux. Dans l’Atelier d’Horace Vernet, le peintre réunit un monde hétéroclite suggérant bien qu’il s’agit plus d’un cénacle que d’un atelier proprement dit. Y figurent certains de ses élèves, Alexis Ledieu, Eugène Lami, Robert-Fleury, Jean-Charles Langlois, peintre et militaire, Montfort, un proche de Géricault ; des amis, son voisin le colonel Bro, le comte de Forbin, peintre et directeur des Musées ; des opposants libéraux et des militaires, tels que le baron Atthalin, aide de camp du duc d’Orléans, le général Boyer ou l’officier d’État-major Couturier Saint-Clair. L’ami Géricault ne figure pas dans cet Atelier, ce qui fait dire à Bruno Chenique que le tableau a été exécuté durant l’hiver 1821-1822, le peintre étant alors en Angleterre. En rassemblant tous ces jeunes gens dans un gai tumulte d’activités les plus diverses, Vernet mettait l’accent sur la fin de l’ordre hiérarchique entre maître et élèves et célébrait une association d’artistes réunis par des affinités artistiques ou politiques, voire affectives, bien des élèves partageant l’intimité de la famille du peintre. Ainsi, Zoé Langlois, qui habitait avec son époux au 11 de la rue des Martyrs, devint l’amie de Mme Vernet.
Cet Atelier d’Horace Vernet fut montré dans une exposition particulière que le peintre organisa dans son atelier de la rue des Martyrs. C’était une manifestation contestataire destinée à proclamer la liberté de l’artiste, la liberté de créer. En effet, Vernet ayant proposé pour le Salon officiel de 1822 plusieurs tableaux, le jury d’admission en refusa deux, La Bataille de Jemmapes et La défense de la barrière de Clichy. La bataille de Jemmapes était, avec celle de Valmy, une bataille fondatrice de la République. D’autre part, et surtout, le duc Louis-Philippe d’Orléans y avait participé en tant que lieutenant et ne manquait pas de le rappeler. Exhiber la représentation de cette bataille aurait donc servi la propagande des Orléanistes. Quant à la défense de la barrière de Clichy en 1814 c’était une allusion à la défense de la patrie en danger en juillet 1792, patrie sauvée avec la victoire de Jemmapes.
Vernet exploita le refus du jury d’admission au Salon en retirant ses tableaux et en les exposant, avec quarante-trois autres de ses œuvres, dans son atelier. Un catalogue de cette exposition, à qui l’artiste donna le titre provocateur de Salon de M. Horace Vernet, fut édité par Etienne Jouy, un familier de Vernet, et Antoine Jay. Les tableaux y étaient longuement décrits et catalogués dans l’ordre d’exposition. L’accrochage commençait avec La Bataille de Jemmapes et La défense de la barrière de Clichy et se terminait avec L’atelier d’Horace Vernet. L’auteur de la notice de ce dernier tableau, avant de décrire les protagonistes de la scène, raconte son étonnement quand il entra la première fois dans l’atelier de l’artiste : « Je m’étais fait d’Horace Vernet l’idée d’un homme absorbé dans l’étude de son art, recueilli en lui-même. (…] Je craignais de troubler l’homme supérieur dans ses rêveries ou dans ses créations. […] Cependant, à mesure que j’avançais, j’entendais un bruit confus. […] J’entrouvre la porte…Quel spectacle !... Je reste immobile d’étonnement. Une foule de jeunes gens occupaient dans les attitudes les plus diverses tous les coins de la salle […]. J’entrai. L’un des combattants posa son fleuret, secoua sa pipe, et s’avança vers moi. C’était M. Horace Vernet. C’est ainsi, m’a-t-il dit depuis, que se passent dans son atelier les heures de sa vie les plus laborieuses. »
C’était un atelier aux antipodes de l’atelier traditionnel, c’était une autre façon d’étudier. L’accrochage des quarante-cinq tableaux de Vernet, qui s’ouvrait avec les deux tableaux refusés par le jury et qui se terminait par la représentation d’un atelier hors normes, constituait une provocation, une sorte de manifeste : le droit de concevoir des œuvres qui dérangeaient le pouvoir politique et le droit de refuser des décisions arbitraires.
L’atelier du peintre par Horace Vernet
Cette exposition privée, mais largement ouverte, attira énormément de monde : un large public qui appréciait les œuvres du très populaire Vernet, des curieux attirés par le parfum du scandale, des opposants, comme le relate le général Lamarque dans ses Mémoires : « Tout Paris court voir l’exposition des tableaux d’Horace Vernet. Jouy a fait, en quelques nuits, une brochure de deux cent quarante pages, pour décrire tous les tableaux qu’on y admire. Sa brochure est un moyen de parler du duc d’Orléans dont certains libéraux commencent à s’occuper beaucoup. » Certes, Vernet manœuvrait pour sa propre publicité mais il défendait aussi, et avec sincérité, la cause des artistes. Avec la présentation de deux tableaux refusés par le jury d’admission au Salon, il démontrait que les artistes pouvaient peindre des sujets réprouvés par le gouvernement, qu’ils avaient la possibilité de s’organiser et d’assurer eux-mêmes la promotion de leur œuvre en dehors des créneaux officiels.
Horace Vernet poursuivit ce combat en faveur de l’indépendance de l’artiste lors de son directorat à la Villa Médicis. En 1829, Vernet est nommé directeur de l’Académie de France à Rome. Peu après sa prise de fonctions, une polémique se déclencha entre ceux qui voulaient rester fidèles aux institutions et ceux qui souhaitaient une réforme libérale. Il se heurta au bien vieux directeur de l’Académie des Beaux-arts de Paris, Quatremère de Quincy (il a 74 ans), attaché à la tradition. Pendant tout son directorat (de 1829 à 1834) Horace Vernet, qui a toujours adopté une attitude libérale avec les jeunes artistes, défendit l’indépendance des pensionnaires de la Villa Médicis, la liberté de créer des œuvres novatrices, la liberté d’expression, cette liberté fondamentale toujours remise en cause comme on l’a encore vu récemment avec la tuerie de janvier 2015.
Marie-Claude CHAUDONNERET
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Dernière modification : 12/04/2016 • 21:08
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