Le nez en l'air...
© C. Mignot 2019 © 9ème Histoire 2019
Le nez en l’air, ou la grammaire
« sans peine » des façades du 9e
Il est des plaisirs parisiens délicieux et gratuits, qu’on peut goûter toute l’année, sauf les jours de grand froid : se promener le nez en l’air en quête des belles façades des rues que l’on parcourt à pied, ou encore en autobus, ces façades qui font la beauté de Paris, autant que ses monuments.
Nous avons tous cette expérience, qui peut n’être pas savante, mais, de même qu’un peu de botanique accroît le plaisir des promenades champêtres, comme Jean-Jacques Rousseau nous l’a appris, avoir quelques clés de lecture architecturale augmente le plaisir de ces promenades urbaines, où les façades d’immeubles se saluent d’un trottoir à l’autre, d’un siècle à l’autre. C’est ce que notre Grammaire des immeubles parisiens s’est proposée d’offrir.
III. 1. Un paysage urbain original, si on s’attarde à regarder : la place Pigalle avec son grand immeuble en arc de cercle de 1879.
En 1999, François Besse, le directeur de Parigramme, une maison d’édition spécialisée sur Paris, me proposa, sur la suggestion d’Alexandre Gady, d’écrire un livre sur les immeubles, qui devait faire pendant à l’ouvrage sur les hôtels particuliers qu’il avait commandé à ce dernier. Ce livre, Les Hôtels particuliers de Paris, du Moyen-Age à la Belle Époque, Parigramme, 2008 (rééd. revue et corrigée, 2011), parut neuf ans plus tard, en un beau et grand format relié ; l’ouvrage sur les immeubles était paru entre-temps en petit format, avec une orientation toute différente, qui faisait oublier toute idée de pendants : Grammaire des immeubles parisiens, six siècles de façades du Moyen-Âge à nos jours, Parigramme, 2004 (rééd. augmentée, 2013).
Comme Paris compte quelques cent mille immeubles, il ne pouvait être question de les aborder comme les hôtels particuliers par monographies. Même une anthologie, comme celle que nous avons publiée dix ans plus tard (Paris, 100 façades remarquables, Parigramme, 2015), ne pouvait donner des immeubles parisiens qu’une image séduisante, mais biaisée par la sélection d’un immeuble sur mille.
Je ne sais plus comment est née l’idée d’une « grammaire » des immeubles, qui permettait de traiter tout le corpus : mettre en avant les structures constructives et distributives communes, les règles juridiques, notamment des gabarits de hauteur, qui rendent lisible la chronologie des bâtiments sur la skyline des corniches, et encore les usages formels, ordonnances et motifs décoratifs, qui conditionnent les façades de ces immeubles, et par conséquence le paysage urbain, incomparable de Paris.
III. 2. L’immeuble de rapport néo-Renaissance, 28, place Saint-Georges, bâti en 1841 en forme d’hôtel particulier.
Le plan de l’ouvrage s’imposa par retouches successives. Dans une première partie synthétique, j’exposai la syntaxe et le vocabulaire des façades : les ordonnances, les motifs récurrents, et les ornements de la façade ; dans une seconde partie analytique, je parcourrai les quatorze périodes de l’histoire de Paris et de ses immeubles, du vieux Paris à la mondialisation, en passant par le Paris de Percier et Fontaine et celui de Louis-Philippe, par la Belle Époque et les Trente Glorieuses.
Après une petite introduction, chaque séquence historique offre, sur la suggestion de l’éditeur, une double page de motifs récurrents de l’époque, puis une sélection d’immeubles illustre les différentes facettes de ces années, y compris quelques exemples singuliers qui ne peuvent entrer dans aucune série d’immeubles typiques : comme dans toute grammaire, il y a la règle et l’exception qui confirme la règle. Ainsi était-il possible de rendre compte à la fois de la grande variété des immeubles et de l’impression d’homogénéité. Toutes les observations que nous souhaitions mettre en avant sont illustrées par des exemples particuliers, qui auraient pu être remplacés par d’autres, comme nous proposions à nos lecteurs de le faire mentalement dans leurs propres promenades.
III.3. La maison-atelier de style néo-flamand du peintre Charles Wislin, 28, rue Ballu, 1891,
dont le caractère pittoresque et le contexte ont permis la première dérogation au gabarit.
À la sortie du livre, invité par diverses librairies à faire une démonstration « live » avant la séance de signature, j’ai pu constater qu’il était possible de trouver à proximité immédiate de ces librairies des immeubles illustrant nos arguments autant que les immeubles que nous avions retenus, mais qui étaient trop loin pour aller les voir, ce qui validait notre hypothèse de départ d’une grammaire sous-jacente : du pavillon d’Henri IV, place des Vosges, aux immeubles les plus contemporains, une grammaire règle discrètement l’ordonnance des façades parisiennes à la fois homogènes et diverses.
Cette grammaire vaut pour tout Paris, mais chaque arrondissement a ses formules favorites qui tiennent à son histoire particulière, ses ordonnances dominantes qui lui donnent son caractère singulier. En 2017, il avait été possible de le vérifier lors d’une visite-promenade dans notre quartier, de la place Saint-Georges (III.2.) à la rue Ballu (III.3.) , et le 25 juin dernier, nous avons donné une conférence centrée sur les immeubles du 9e qui offrent une grande variété d’immeubles Louis-Philippe, dans laquelle s’introduisent des immeubles Second Empire et post-haussmanniens, et plus rarement des immeubles 1930.
Parcourir le 9e en regardant les façades, c’est déchiffrer les gabarits, qui libèrent progressivement la hauteur des corniches, les saillies des balcons et des bow-windows, par lesquels on veut lutter contre la monotonie des perspectives haussmanniennes, et encore la gamme des styles et des ornements, pour faire vibrer la corde du temps.
Les immeubles de rapport avec des appartements de plain-pied superposés apparaissent à Paris au milieu du XVIIIe siècle, mais les hôtels particuliers persistent jusqu’au XXe siècle. Ces deux familles typologiques coexistent sur la rue, où elles se distinguent franchement, comme on le voit Cité Malesherbes (III.4.), mais parfois les hôtels se développent un peu en hauteur, comme l’Hôtel particulier d’Osiris (III.5.), rue La Bruyère ; inversement certains immeubles de rapport ne présentent que peu d’étages, comme place Saint-Georges, où l’on croit voir deux hôtels particuliers, alors que l’immeuble de gauche, habité par la Païva (Ill. 2.), est un immeuble de rapport.
III.4. La Cité Malesherbes, où un grand immeuble de rapport est venu s’installer à côté des petits hôtels particuliers du lotissement de 1855.
III.5. Hôtel particulier de M. Osiris, rue La Bruyère, en forme d’immeuble de rapport.
Tout au long de leur histoire, les immeubles parisiens présentent une ordonnance ternaire : un rez-de-chaussée, où ouvrent portes, portails et boutiques, des étages courants généralement de hauteur décroissante, un couronnement, étage attique et/ou comble à lucarnes.
L’ordonnance repose sur le croisement du quadrillage horizontal des étages et du quadrillage vertical des travées. Le quadrillage horizontal peut être plus ou moins accentué par les bandeaux d’étage, les balcons et les corniches.
Les baies des travées offrent généralement une gamme de dimensions décroissantes (12-14 rue d’Aumale), de formes contrastées –baies cintrées, baies rectangulaires (68, rue Condorcet), ou encore d’encadrements du plus riche au plus simple (12-14, rue d’Aumale, où les corniches des fenêtres sont portées par des consoles, puis sans consoles). L’effet de dégradé qui caractérise le couronnement des baies, peut aussi se répéter sur les trumeaux, comme on le voit sur la maison de Bizet, 26, rue de la Tour d’Auvergne, où l’élégant motif d’arabesques se simplifie d’étage en étage, comme les encadrements des baies
III.6. Immeuble 26, rue de la Tour d’Auvergne, où est né Georges Bizet en 1838, avec une ordonnance en dégradé à la fois des encadrements des baies et des ornements de trumeau.
Deux ordonnances dominent dans notre quartier. Les façades « à la vénitienne », inspirées par les compositions des palais vénitiens, où un triplet de baies, serrées au centre, correspondant au salon, est entouré de deux travées latérales, bien détachées sur le mur, correspondant aux chambres. Le premier exemple apparait en 1835, 7, boulevard des Capucines (Ill. 7.), mais les compositions se multiplient dans le 9e : 1-5, rue Laffitte en 1839 ; 20-22, boulevard Poissonnière, vers 1840 ; 52, rue Notre-Dame-de-Lorette ; 4 et 8, rue Blanche (III.8.) ; etc.
III.7. La première façade à la vénitienne de Paris, 7, boulevard des Capucines, 1835.
Les façades « à socle » dérivent, elles, des palais romains et véronais du 16e siècle. Le rez-de-chaussée est traité comme un socle puissant avec des bossages (pierres, dont le parement est saillant, irrégulier ou en table, en pointe de diamant ou vermiculé) ou des refends (pierres, dont les joints réels ou fictifs, sont recreusés, refendus). Les étages au-dessus sont scandés de pilastres ou de colonnes, souvent d’ordre colossal, c’est-à-dire embrassant deux étages, comme on le voit 8 et 10, rue d’Aumale (Ill. 9.), ou encore rue de la Tour des Dames avec deux bow-windows encadrant les travées centrales.
On observe souvent des hybridations entre les deux familles de façades : un triplet de baies serrées au centre d’une façade à socle scandée de pilastres (8, rue d’Aumale), et inversement un rez-de-chaussée à bossages faisant socle sous une façade à la vénitienne.
III.8. Le triplet des baies d’une façade à la vénitienne, 8, rue Blanche.
Au cours du XIXe siècle, on observe aussi l’apparition puis le développement des saillies sur la façade : balcons, avant-corps, bow-windows superposés verticalement après 1882, qui se multiplient en 1895 impasse de La Tour d’Auvergne (Ill. 10.), et encore loggias horizontales, qui amplifient le motif classique des balcons dans les années 1890. Les ornements issus du répertoire classique, d’abord discrets, - pilastres, consoles -, deviennent plus insistants, - mascarons, cariatides –.
III.9. Un immeuble à socle, qui joue sur le motif du triplet de baies vénitiennes, 8, rue d’Aumale.
Si l’on regarde plus attentivement, on peut mesurer la variété du vocabulaire décoratif qui est manié par les architectes et les sculpteurs. Dans notre quartier les refends présentent toutes les formes : très fins réseaux de joints, joints plus larges, joints plus profonds encore qui créent un effet de bossage sur les murs.
Les bossages des immeubles du XIXe siècle reprennent toute la variété des bossages classiques, parements rustiqués, ou vermiculés, comme au Louvre, parements en tables ou en bosses arrondies, etc. Les motifs classiques des mascarons et des cariatides viennent encore animer les clés des baies ou les dessous des balcons.
Les façades de pierre déclinent la succession des styles, - première Renaissance (27, rue Victor-Massé), classicisme éclectique (place de la Trinité), classicisme néo-grec (square d’Orléans), etc., tandis que les façades brique et pierre apportent leurs touches de couleur (28, rue Ballu ; rue Condorcet).
Avec cette grammaire en tête, le promeneur peut au fil de ses flâneries constituer, comme au jeu des Sept familles, de petits groupes d’exemples, qui se répondent d’une rue à l’autre, et tissent ce qui fait le caractère du paysage des rues de notre cher 9e arrondissement.
III.10. Les bow-windows de l’impasse de la Tour d’Auvergne, 1895.
Claude MIGNOT
Cet article a été publié dans le Bulletin XVI - 2018 de l'Association 9ème Histoire.
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