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Marthe de Florian

© Aline Boutillon - 2020 © 9e Histoire - 202
 


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Portrait de Marthe de Florian par Giovanni Boldini
 



Marthe de Florian, une demi-mondaine
au square La Bruyère


 


En 2010 une époustouflante découverte a défrayé la chronique parisienne : Me Olivier Choppin de Janvry[1], commissaire priseur à Drouot, avait, au mois d’avril, été chargé par le juge des tutelles de l’inventaire des biens d’une dame de quatre-vingt-dix ans, Simone Beaugiron, qui terminait ses jours dans une maison de retraite en Ardèche.

C’est dans ce cadre que, accompagné d’un expert en tableaux, Marc Ottavi, et d’un photographe, Luc Pâris, il pénètre, un après-midi de printemps, dans un appartement situé au 2, square La Bruyère, dans le 9e arrondissement.
                                                                
Les visiteurs sont accueillis dès l’entrée par une autruche empaillée. Dans l’appartement, tout est gris, couvert d’une poussière vieille de plusieurs décennies. Toutes les pièces, de la salle à manger néo-Renaissance avec son plafond à caissons, jusqu’au salon, en passant par la chambre à coucher, sont encombrées de meubles d’époques diverses, de bibelots, de piles de journaux et de livres, de tableaux posés à même le sol…

À côté du mobilier de style Louis XVI, une coiffeuse en acajou, résolument plus moderne, attire particulièrement l’attention par son originalité : d’un modèle assez rare, son plateau en forme de rognon, surmonté d’un miroir ovale, est soutenu par un piétement sculpté, orné de guirlandes ajourées et de griffons stylisés.

Un grand tableau intrigue les visiteurs : signé « Boldini »[2], il représente une jeune femme habillée d’une vaporeuse robe de soirée rose. Une recherche permettra d’identifier le modèle : il s’agit de la grand-mère de Solange Beaugiron, Marthe de Florian, qui fut, sous la Troisième République, l’une des plus belles femmes de Paris. Une demi-mondaine, en réalité, qui eut des relations avec les plus grands noms de l’époque : Paul Deschanel, Georges Clémenceau, Raymond Poincaré, Aristide Boucicaut, le fondateur du Bon Marché, et bien d’autres encore, furent parmi ses « connaissances ». Un tiroir du bureau révèle l’existence des lettres que ces messieurs lui écrivaient, réunies en paquets et nouées de rubans de différentes couleurs selon l’identité de chaque expéditeur, ainsi que diverses cartes de visite, celles, entre autres, de Waldeck-Rousseau, de Gaston Doumergue et du peintre Giovanni Boldini. Quant au tableau, l’expert est intrigué, car il n’est répertorié nulle part. Une recherche complémentaire permettra de le dater de 1898, grâce à une monographie rédigée en 1951 à la demande de la veuve de l’artiste, Emilia Cardona.
 

Mais qui était Marthe de Florian ? On sait peu de chose d’elle : de son vrai nom Héloïse Mathilde Beaugiron, elle est née le 9 septembre 1864 à Paris, dans le dix-huitième arrondissement. Son père, Jean Beaugiron, était peintre sur porcelaine ; sa mère, Henriette Bara, était brodeuse sur soie[3]. Mathilde adopte d’abord le métier de sa mère, mais elle va très vite s’orienter dans une autre direction. En effet, sa grande beauté va la faire remarquer par les hommes. C’est ainsi qu’en 1883 elle fait la connaissance d’un homme marié, le banquier Auguste Florian Mollard, qui la met dans ses meubles ; il est probablement le père de son fils, Henri Beaugiron, né en 1884. Il s’agirait là, en réalité du second enfant de Mathilde, car elle aurait déjà donné naissance, en 1882, à un premier garçon, lui aussi prénommé Henri, et lui aussi de père inconnu, qui n’aurait vécu que trois mois. A cette époque-là, le métier déclaré de la mère était encore celui de brodeuse. À la naissance du second Henri, elle est déclarée « sans profession »
 


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Marthe de Florian en 1895  - © Collection particulière.
 


Mathilde va très vite gravir les échelons de la galanterie, non sans avoir, entre temps, troqué le nom hérité de ses parents contre celui, beaucoup plus aristocratique, de Marthe de Florian, inspiré sans doute de celui de son premier « protecteur ». En 1894 le journal Gil Blas[4] la décrit ainsi : « Une caillette blonde aux chairs potelées et roses comme les fleurs de cerisier, une figure de bébé éclairé de deux jolis yeux. Gants 5 ¾ ; chausse du 34 ; tour de taille, 45 ». Le chroniqueur ne nous indique pas la couleur de ses yeux, mais il la pare, au cours des années, des épithètes les plus flatteuses : impérialement blonde, royalement belle, majestueuse, délicieuse, exquise, adorable, héraldique, aussi belle que Vénus…

Elle fait alors partie de l’escadron des cocottes les plus en vue de la fin du XIXe siècle, « le Gotha de l’amour », comme les appelle le Gil Blas, dont le but de promenade préféré est le Bois de Boulogne et ses allées ombragées, ce qui lui vaudra d’être surnommée par la presse la Vénus des Acacias, car c’est là qu’on la voit le plus souvent, conduisant elle-même sa voiture, à l’instar de ses consœurs en courtisanerie, autres drivingwomen menant hardiment les chevaux attelés à leur break, leur victoria, leur tonneau ou leur morning-car.

On la rencontre aussi très souvent sur les champs de course de Longchamp et d’Auteuil, lors des grands événements hippiques, où son élégance est très remarquée : en 1899, pour le grand steeple, elle est en jupe en dentelles et corsage orné d’applications de taffetas pompadour Louis XVI. En fait, on la voit partout : au bal de l’Opéra, au Palais de Glace, au Grand Café, dont elle est une cliente assidue, à la Bodinière, le théâtre du 18, rue Saint-Lazare, où elle va applaudir, en avril 1899, la nouvelle revue de Jules Oudot et Henry de Gorsse, « Pour qui s’emballe-t-y ? », dont la vedette est Louise Balthy… Mais même les grandes pécheresses peuvent parfois éprouver des remords de conscience : notre chroniqueur, qui s’est auto-baptisé « le Diable boiteux »[5] la surprend, un jour d’avril 1900, à la Madeleine, « béatement agenouillée au confessionnal ».
 


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2 Square La Bruyère - © A. Boutillon  -  Vitrail dans le vestibule du 2 square La Bruyère - © A. Boutillon 
                 

En 1894 elle s’est installée dans le nouveau lotissement qui vient d’être construit sous le nom de square La Bruyère[6]. L’immeuble est plutôt cossu ; dans le vestibule, un vitrail de belles proportions orne la largeur d’un mur ; un autre, plus petit, fait face à l’ascenseur. Dans l'appartement qu’elle occupe au troisième étage du n° 2, le luxe le plus raffiné s’allie au confort le plus moderne. C’est dans cette charmante bonbonnière qu’elle reçoit le gratin masculin de la Belle Époque. Ces messieurs étaient souvent très généreux : l’un d’eux lui avait offert une automobile dont elle avait fait luxueusement réaménager l’intérieur.

En juin 1902, le Gil Blas publiera une nouvelle étonnante : « La blonde sportswoman, l’héraldique Marthe de Florian […], est ardemment sollicitée en mariage. Un jeune enamouré, après l’avoir assaillie de déclarations incandescentes, s’est décidé, pour vaincre sa cruelle indifférence, à lui demander sa blanche main… ».  Le chroniqueur adjure la belle de refuser : « Voyons, Vénus, ne cédez pas ! S’il le faut, accordez à votre soupirant votre main gauche, mais laissez la droite à vos innombrables adorateurs ! ». S’agit-il du « galant boyard » avec qui le quotidien nous dit, en juillet, que « Marthe est très en flirt » ?

Marthe a-t-elle cédé sa main à son amoureux ? Il est peu probable qu’à trente-huit ans elle ait soudain décidé de se ranger. Mais nous ne le saurons pas, car, dès l’année suivante, on ne trouve plus dans le Gil Blas, seul journal, semble-t-il, dédié aux potins du jour, aucune mention de la dame.
 

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À partir de là, on perd sa trace. On sait qu’elle a quitté à un moment donné le square La Bruyère pour Trouville-sur-Mer. C’est là, au 10 de la rue des Jardins, qu’elle s’éteint le 29 août 1939, à l’âge de soixante-quinze ans. L’acte de décès est dressé « sur la déclaration de Henri Beaugiron, 55 ans, homme de lettres, 2 Square La Bruyère à Paris, fils de la défunte ».

C’est donc Henri qui a succédé à sa mère dans l’appartement. Et c’est là que lui-même finira sa vie le 12 mai 1966, comme l’indique son acte de décès : « Le douze mai mil neuf cent soixante-six à six heures est décédé en son domicile, 2 rue La Bruyère, Henri Beaugiron, Homme de Lettres, né à Paris 9e, le sept avril mil huit cent quatre-vingt-quatre, fils d’Héloïse Beaugiron, décédée […].  Sur les deux actes, celui de sa mère et le sien, Henri est mentionné en tant qu’homme de lettres, mais s’il a publié des écrits, ses œuvres ne semblent pas être passées à la postérité. En fait on en sait encore moins sur lui que sur sa mère : en 1914 il épouse une certaine Blanche Petit, mais c’est de sa relation avec Augusta Léontine Hauenstein que naîtra une fille, prénommée Solange Mathilde Dominique, née le 19 mai 1919 dans le dix-huitième arrondissement, « de père et mère non dénommés ». Elle ne sera reconnue par son père, alors domicilié dans le dix-septième, qu’en 1923 et par sa mère qu’en 1924, ainsi qu’on peut le lire en marge de l’extrait de naissance[7]. On n’a aucune information sur les cinq premières années de cette fillette née de père et mère inconnus.

Il y tout de même un certain nombre d’incohérences dans cette histoire, digne d’un roman, dont les médias se sont emparés en fantasmant à qui mieux, mieux. On a dit, par exemple, que Solange Beaugiron avait quitté Paris pour ne plus y revenir au moment de l’exode, en 1940, et que, depuis, l’appartement du square La Bruyère était resté fermé. Or, comme on l’a vu ci-dessus, c’est là qu’est décédé, en 1966, Henri Beaugiron. Par ailleurs, dans sa relation de la découverte de l’appartement, l’expert en tableaux Marc Ottavi écrit n’y avoir trouvé « aucune correspondance ou aucun journal après 1955 ».
 

Quant à Solange Beaugiron, si elle a quitté Paris en 1940 au début de la seconde Guerre mondiale, elle a bien dû y revenir, puisqu’elle s’y est mariée en 1944, comme en témoigne cet extrait du registre des mariages du neuvième arrondissement : « le 12/12/1944 , 11 h 10 devant nous ont comparu publiquement en la maison commune Isidore RAITZYN , chimiste , né à Rostov sur Don (Russie ) le (12/) 25/5/1910[8], 34 ans , domicilié à Paris 55 rue Jean-Baptiste Pigalle […] d'une Part et Solange Mathilde Dominique BEAUGIRON, Auteur dramatique , née à Paris 18e , le 19/5/1919, 25 ans domiciliée à Paris 2 square la bruyère , fille de Henri BEAUGIRON , sans profession et de Augusta Léontine Hauenstein, sans profession , domiciliés à Paris 2 square La Bruyère , d'autre part », acte établi et signé par Roger Jules Bordet, adjoint au Maire du neuvième arrondissement de Paris. Une photo de Solange en robe de mariée, provenant d’une collection particulière, mais circulant librement sur le web, nous la montre posant devant le portrait de sa grand-mère peint par Boldini.


Son acte de mariage indique pour Solange « Auteur dramatique ». Effectivement, quelques années plus tôt, en 1938, on avait pu lire cet entrefilet dans le journal « L’Humanité » du 3 février : « Agée seulement de 17 ans, Mlle Solange Beaugiron, fille d’un pharmacien (sic) du square Bruyère (re-sic), écrit déjà, sous le pseudonyme de Solange Beldo. Elle avait même remis au directeur du théâtre Daunou une pièce intitulée Miss Mary ». Est-ce sous un autre nom de plume, celui de Solange Bellegarde (1919-2010), comme le supposent certaines sources, que la petite-fille de Marthe de Florian a continué à écrire, publiant près d’une vingtaine de romans, répertoriés par la BnF entre 1957 et 1979 ? L’un d’eux, « Gloria », paru sous forme de feuilleton dans Jours de France, a été porté à l’écran par Claude Autant-Lara en 1977 à la demande de Marcel Dassault, lui-même producteur du film.

Solange et Isidore Raitzyn divorceront en 1968 et ne semblent pas avoir eu d’enfants. Le 18 décembre 1975, à cinquante-six ans, Solange se remariera avec un Ardéchois de Saint-Alban-Auriolles, Otto Rabus. Elle vivra en Ardèche jusqu’à sa mort, le 11 mai 2010, dans la maison de retraite « Les Pervenches », à Lablachère. Sans descendance, on ne sait pas exactement qui a hérité de ses biens, consistant, semble-t-il, outre le tableau de Boldini, en plusieurs propriétés immobilières ; on a évoqué un épicier ardéchois qui lui livrait ses provisions à domicile, dont elle aurait fait son légataire universel. Mais cela, c’est encore une autre histoire…
 


Aline BOUTILLON
 


Notes


[1] Olivier Choppin de Janvry sera mis en examen le 19 mai 2011, pour recel de vols en bande organisée et d’association de malfaiteurs dans l’affaire des « cols rouges » de Drouot. (le journal des arts.fr, 20 mai 2011). Avec la vente, en 2010, du tableau de Boldini, adjugé à 2,1 millions d’euros, il avait réalisé l’une des meilleures enchères de l’année.
[2] Giovanni Boldini (1842-1931) est né à Ferrare. D’abord paysagiste, rattaché au mouvement des “macchiaioli”, il se lance ensuite dans la peinture de genre. Il s’installe à Paris en 1872. Dans les années 1880 il devient un portraitiste réputé que s’arrache la haute société internationale. En 1929, à 87 ans, il avait épousé la journaliste Emilia Cardona, de 57 ans sa cadette.
[3] Outre Mathilde, trois autres enfants étaient nés dans le ménage de Jean et Henriette Beaugiron, dont deux, des garçons, étaient morts en bas âge ; un troisième, une fille prénommée Henriette comme sa mère, avait quatre ans de moins que Mathilde. En 1891 elle avait épousé un artiste peintre, Pablo Emiliano de Agüero.
[4] Le Gil Blas indique que chacune des allées du Bois a son public : « Dans l’allée des Poteaux, il y a quelques belles et bonnes amazones […] ; dans l’allée des Acacias on rencontre quelques jolies « driving women » […] ; c’est [du côté de la Reine Marguerite] qu’on trouve les jolies cyclewomen. Le Gil Blas était un journal échotier, même un peu grivois ; à ses débuts, cependant, dans les années 1880, il avait ouvert ses colonnes à plusieurs écrivains, devenus célèbres par la suite : Maupassant, Catulle Mendès, Octave Mirbeau… ce qui lui avait conféré une tonalité littéraire.  
[5] Référence au roman « Le Diable boiteux » d’Alain-René Lesage, publié en 1707, dont le héros se fait transporter par le diable sur le toit des maisons pour voir ce qui s’y passe ; rappelons que Lesage est également l’auteur de l’ouvrage «Histoire de Gil Blas de Santillane », qui a inspiré son titre au quotidien.
[6] Impasse privée créée, d’après Hillairet, sur l’emplacement d’un gymnase datant du second Empire. Elle correspond au 19-21 de la rue Pigalle.
[7] Publié sur Généanet par Micheline Devos.
[8] La Russie n’ayant adopté le calendrier grégorien qu’en 1923, il y a donc un décalage de treize jours entre la date de l’état-civil russe et celle de l’état-civil français.

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Cet article a été publié dans le Bulletin XVII- 2019 de l'association 9ème Histoire.

 


© Aline Boutillon - 2020 © 9e Histoire - 2020


Date de création : 26/03/2020 • 09:00
Catégorie : - Articles-Personnages
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