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La Nouvelle France

©  J.M. Agator 2020   © 9ème Histoire 2021
 


Quand la Nouvelle-France Était aussi un quartier de Paris
 


Dans la France de l'Ancien Régime, l'appellation Nouvelle-France désignait les colonies d'Amérique du nord, pour l'essentiel le Canada, l'Acadie et la Louisiane. Peu de gens savent qu'à cette époque, la Nouvelle-France était aussi un quartier de Paris, fondé vers 1645, à la limite est de l'actuel 9e arrondissement. On y accédait par la chaussée de la Nouvelle-France, au-delà de l'enceinte de Paris, depuis la rue Poissonnière. S'il ne fait pas de doute que les colonies d'Amérique ont inspiré les fondateurs de ce nouveau quartier, l'incertitude demeure sur les raisons précises de leur choix.
Certes, la chaussée de la Nouvelle-France faisait partie de la route du poisson, la plus courte entre les Halles de Paris et le port de Dieppe qui était aussi le principal port d'embarquement des colons pour le Canada. Mais certains auteurs ont suggéré des raisons plus précises, liées à la physionomie du lieu. C'est ce qui motive cette courte histoire du quartier de la Nouvelle-France, pendant l'Ancien Régime, dans laquelle le peuplement des colonies d'Amérique ne s'embarrassait pas toujours de moralité…

 


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Joseph Vernet - Le port de Dieppe - 1765 - Domaine public
 


Le plus court chemin entre Paris et le Canada.


En 1628, quand la compagnie de la Nouvelle-France (dite des "Cent-Associés"), fondée par Richelieu, commence ses opérations, elle s'est engagée à transporter 4 000 colons en Nouvelle-France en 15 ans. Son unique mandat est clairement de peupler le Canada (vallée du Saint-Laurent) et l'Acadie (actuelle Nouvelle-Ecosse). Au Canada, Québec n'est encore qu'un simple comptoir de fourrures avec peu de colons, administré et défendu par Samuel de Champlain, sous la dépendance des secours annuels de la métropole. L'année précédente, une guerre franco-anglaise s'est déclenchée en Europe, dont les répercussions ne vont pas tarder à se faire sentir en Amérique du nord…
 

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E.J. Massicotte - Portrait imaginaire de Samuel Champlain - 1900 -                                                                                           Buste de Champlain Place du Canada © E.Fouquet
 


En juillet 1628, Champlain doit ainsi faire face à un ultimatum du corsaire anglais David Kirke et de ses frères, qui viennent de piller la ferme du cap Tourmente, en aval de Québec [1]. Il rejette leur demande de capitulation, déclarant que les secours arrivent de France de façon imminente (il s'agit des premiers navires de la compagnie de la Nouvelle-France).

Les frères Kirke renoncent à attaquer Québec, mais s'emparent des navires de la compagnie, bloquant ainsi tout secours. Québec doit alors résister héroïquement à la famine jusqu'au printemps suivant. En juillet 1629, les frères Kirke, de retour à Québec, forcent Champlain à capituler et à rentrer en France. En 1632, le traité de Saint-Germain-en-Laye restitue Québec à la France et l'année suivante, Champlain peut revenir à Québec en qualité de "commandant de la Nouvelle-France en l'absence de Richelieu", tout auréolé de sa défense du Canada en 1628. Son buste orne aujourd’hui le jardin de la Nouvelle-France accolé au Palais de la Découverte dans le 8e arrondissement.

Malgré ces premières années difficiles au Canada, les opérations de la compagnie de la Nouvelle-France se sont poursuivies chaque année. D'après Gervais Carpin [2], ce sont quelque 7300 colons qui sont partis en Nouvelle-France jusqu'en 1662, date de la cessation d'activité de la compagnie. Jusqu'en 1645, Dieppe est pratiquement le seul port d'embarquement des colons pour le Canada, loin devant La Rochelle. A cette date, plus de 1 600 colons se sont déjà embarqués pour le Canada, qu'il s'agisse de paysans, d'artisans ou d'ouvriers, en comptant les familles. Faute de documentation, il est toutefois impossible de connaître ces émigrants dans le détail. Sans doute la plupart d'entre eux ont été recrutés à Dieppe et dans les régions voisines. Il est également probable que parmi les colons d'origine parisienne, nombre d'entre eux aient emprunté au préalable, à un moment ou à un autre, la route du poisson, bien avant la fondation du quartier de la Nouvelle-France. Dès lors, les premiers habitants du quartier devaient savoir que leur chemin d'accès empruntait la route du poisson, la plus courte entre Paris et Dieppe. C'est ce qui peut expliquer, selon l'historien canadien Marcel Fournier[1], qu'ils lui aient donné le nom de Nouvelle-France. Pourtant, quand ils ont nommé ainsi leur quartier, ils avaient sûrement des raisons plus précises...
 

Une guinguette à l'enseigne du Canada.


Selon Jacques Hillairet [3], c'est précisément pour permettre au poisson d'entrer dans Paris que la poterne de la Poissonnerie est ouverte en 1645 dans l'enceinte de Louis XIII, au carrefour des rues de la Lune et Poissonnière (actuel 2e arrondissement). Et ce n'est qu'à partir de 1648 qu'on appelle "Chaussée de la Nouvelle-France" la rue du Faubourg-Poissonnière, du nom du nouveau quartier qu'elle traversait. Jusqu'à cette époque, l'unique chemin carrossable qui menait au nouveau quartier portait le nom de chemin du Val Laronneux[2]. Depuis la rue Poissonnière, il traversait le grand égout, continuait vers le nord en prenant le nom de "chemin de la marée" (actuel 18e arrondissement) et rejoignait la route de Dieppe à Saint-Denis [4].
 

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Enseigne de marchand de vin du XVIIe (122 rue Mouffetard)  -   © MU Wikimedia commons
 


Supposons maintenant que le nom de Nouvelle-France provienne d'une enseigne de guinguette établie dans ce nouveau quartier. C'est en tout cas l'hypothèse formulée par Maurice Dumolin dans le Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France de 1931 [5] : "… C'est vers 1645 que le faubourg Poissonnière commença à se construire, dans le terroir dit le Val Laronneux et maintenant la Nouvelle-France, à cause de l'enseigne d'une guinguette montrant une vue du Canada, que la glorieuse défense de Samuel de Champlain avait mis à la mode depuis 1628…". L'auteur remet ici en mémoire l'héroïsme de Champlain au Canada. Son hypothèse de relier le nom du quartier aux exploits de Champlain est en effet légitime, même si elle n'est pas documentée. Cependant, le faire au moyen de l'enseigne d'une guinguette mérite au moins un éclaircissement…

Certes, Jacques Hillairet [3] décrit la chaussée de la Nouvelle-France comme "… Un chemin bordé de jardins, de vergers, de vignes et, surtout, de guinguettes…". En réalité, les guinguettes ne sont apparues comme telles dans les faubourgs de Paris qu'au cours du XVIIe siècle, au-delà de la limite fiscale de Paris, où le peuple boit un vin moins cher, car détaxé [6]. Il s'agissait probablement de cabarets où on pouvait boire et manger, mais surtout déjà accéder à un jardin d'été pour s'amuser le dimanche et les jours de fête. Un tel cabaret-guinguette à l'enseigne du Canada a donc très bien pu donner son nom au quartier de la Nouvelle-France. Reprenons cependant le cours de l'histoire du quartier, dont les premiers habitants, pour la plupart marchands de vins cabaretiers, n'étaient pas dénués d'arrière-pensées…
 


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E. Béricourt - Le Cabaret Ramponneau - ca 1790 - © Musée Carnavalet.
 


Un modeste quartier de cabarets et de guinguettes.


Le nouveau quartier a commencé à sortir de terre en 1645. Situé dans les marais de Paris, au pied de la Butte Montmartre, coincé entre les faubourgs Montmartre et Saint-Denis, il dépendait des Dames de Montmartre qui en possédaient les droits de censive et de justice [5]. En revanche, le choix de la paroisse de rattachement n'était pas neutre pour le paiement des impôts, ce qui n'a pas échappé aux premiers habitants. Fallait-il choisir Saint-Pierre de Montmartre (actuel 18e arrondissement) ou Saint-Laurent (actuel 10e arrondissement) ? Comme l'explique Pascal Etienne dans son étude approfondie du Faubourg-Poissonnière [7], les marchands de vins cabaretiers trouvaient plus avantageux de payer la taille à Saint-Pierre de Montmartre. Ils étaient alors exonérés des droits d'entrée des vins qu'ils auraient dû payer comme paroissiens de Saint-Laurent, faubourg inclus dans la limite fiscale de Paris.

Le curé de Saint-Laurent n’a pas manqué d'alerter les pouvoirs publics sur cette anomalie, sachant surtout qu'une telle enclave franche au milieu des faubourgs faisait subir une rude concurrence aux cabaretiers de la ville et générait des fraudes [7]. En août 1646, un arrêt royal ordonne que les habitants du nouveau quartier payent les droits d'entrée, tout comme leurs voisins des faubourgs de Paris. L'arrêt royal est renouvelé en 1650 et va même jusqu'à leur défendre, sous peine d'amende, d'appeler le quartier Nouvelle-France, en les exemptant toutefois de payer la taille. D'après Louis Brochard, ancien vicaire à Saint-Laurent [8], les cabaretiers ont alors quitté cet endroit où leur grand nombre ne leur procurait plus d'avantages. Il ne restait plus que de pauvres gens, journaliers, carriers et batteurs de plâtre qui préféraient opter pour Saint-Laurent et ainsi ne pas payer la taille [8]. Cependant, le conflit entre les deux paroisses ne faisait que commencer…

Au cœur du litige se trouvait, au n°77 de l'actuelle rue du Faubourg-Poissonnière, une modeste chapelle dédiée à Sainte-Anne, qu'un habitant du quartier avait fait construire en 1656 et cédé à l'abbaye de Montmartre. Construite pour les habitants du quartier, devait-elle pour autant dépendre forcément de la paroisse Saint-Laurent ? Finalement, le conflit ne sera tranché définitivement qu'en septembre 1723 par un arrêt de la cour du Parlement de Paris en faveur de la paroisse Saint-Pierre de Montmartre. Vers 1660, la rue traversant le quartier de la Nouvelle-France a pris désormais le nom de Sainte-Anne, contrairement au quartier lui-même qui a conservé son nom. Le nouveau quartier se distinguait désormais par sa chapelle bien à lui, alors qu'au nord et au sud, les paroissiens dépendaient de Saint-Laurent.
 


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Extrait du plan de Pichon (daté de 1783), où figurent les barrières d'octroi (Ba), avant la construction du mur des Fermiers généraux
 


Ainsi se forgeait l'identité profonde du quartier de la Nouvelle-France pendant tout l'Ancien Régime. Le quartier était bien délimité à gauche en remontant la rue Sainte-Anne entre la rue d'Enfer (actuelle rue Bleue) et la rue de Bellefond. Comme le précise Pascal Etienne [7] : "Dans cet habitat médiocre… n'habitèrent jamais que des gens de modeste condition, alors qu'au nord et au sud du hameau primitif, se bâtiront tout au long du XVIIIe siècle une multitude d'hôtels et de maisons luxueuses."  Située en bordure sud du quartier au n°69 de l'actuelle rue du Faubourg-Poissonnière, à l'angle de la rue d'Enfer, la grande maison bourgeoise de la famille Sanson, exécuteurs des Hautes Œuvres de père en fils, installés ici depuis 1707, faisait un peu figure d'exception. Enfin et surtout, depuis la fin du XVIIe siècle, passée la barrière d'octroi[3] située rue Sainte-Anne, au bout de la rue de Bellefond (où se trouve aujourd'hui la station de métro Poissonnière), le vin était redevenu détaxé. Le peuple parisien pouvait de nouveau fréquenter les cabarets et guinguettes de la Nouvelle-France, nombreux le long de la rue de Bellefond. Au risque de ternir la réputation du quartier ?
 

Un mauvais lieu pour peupler les colonies d'Amérique.


Dans le "Journal du compagnon vitrier du XVIIIe siècle Jacques-Louis Ménétra " [10], Daniel Roche estime que "…Le nom du quartier vient de l'appellation qu'on lui donna après 1675-1680, quand la police raflait systématiquement les mauvais lieux pour peupler les colonies d'Amérique[4]…". Au-delà de la limite fiscale de la ville, la Nouvelle-France n'était pourtant pas le seul territoire de la rive droite à attirer les consommateurs parisiens de vins à bas prix. Parmi ses proches voisins, il y avait immédiatement à l'ouest, dans le prolongement de la rue de Bellefond, les Porcherons, et plus à l'est, la Courtille, pour ne citer qu'eux. Les Porcherons et la Courtille accueillaient aussi de nombreux cabarets et guinguettes, c'est-à-dire autant de lieux de convivialité et de débauche. On se bagarrait beaucoup dans ces trois quartiers hors barrières, auxquels accédait facilement le petit peuple parisien qui vivait en majorité au nord de la Seine [11]. Autant le dire d'emblée, en matière de mauvaise réputation, rien ne distinguait la Nouvelle-France de ses voisins. Les buveurs de vins n'étaient pas non plus les seuls fauteurs de trouble. Pour le comprendre, commençons par revenir au début du règne de Louis XIV…
 


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Prison-Hôpital de Bicêtre au XVIIIe - Extrait du dictionnaire des monuments de Paris B. Rochefort
 


En avril 1656, le roi crée l'Hôpital général dans le but de rassembler les pauvres qui errent dans les rues de Paris et mendient aux portes des églises. Du moins s'agissait-il, à l'origine, de porter assistance aux "bons pauvres", c'est-à-dire à ceux qui étaient privés de moyens de subsistance du fait des guerres, des crises économiques ou des épidémies. L'Hôpital général regroupait plusieurs établissements, dont La Salpêtrière, pour les femmes, et Bicêtre, pour les hommes. Très vite, l'œuvre de charité s’est transformée en œuvre de police. L'Hôpital général s’est mis à emprisonner des pauvres dans le cadre de la législation sur la répression de la mendicité et du vagabondage qui allait se durcir encore au cours du XVIIIe siècle. Fort opportunément, le lieutenant général de police, dont la charge avait été créée par le roi en mars 1667, avait maintenant la haute main sur l'administration de l'ordre public à Paris. Désormais, le quartier de la Nouvelle-France était naturellement surveillé par les policiers du Châtelet[5] et les archers de l'Hôpital général[6]. La topographie parisienne de la misère laissait peu de doute là-dessus…

Dans son étude du monde des pauvres à Paris au XVIIIe siècle [12], Christian Romon s'est intéressé à la répression contre la mendicité et le vagabondage exercée par la police du Châtelet. Les archives judiciaires sont peu bavardes à ce sujet (cette mission policière est loin de passionner les commissaires au Châtelet) et peu éclairantes (les pauvres ne se racontent pas). Mais l'étude offre une vue d'ensemble pertinente de la mendicité à Paris au XVIIIe siècle et surtout ici de sa dispersion géographique. Un quart des mendiants identifiés ont été "capturés" au-delà des barrières de la ville, dans les garnis des Porcherons, de la Nouvelle-France, de la Courtille, des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Jacques, où ils trouvaient refuge. Les garnis étaient de véritables lieux de débauche, de fraude et de vente des marchandises volées. Comme le précise l'auteur : "… Le Paris des guinguettes est aussi celui des rafles nocturnes, des expéditions punitives, des descentes de police en tout genre. Les rafles réussissent dans le secteur nord-ouest de la ville parce que 62% de nos 165 logeurs y demeurent …".
 


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Etienne Jaurat Transport des filles de joie à Salpêtrière - © Musée Carnavalet
 


Dès lors, plus de doute, le quartier de la Nouvelle-France, comme ses proches voisins, était bien dans le viseur des forces de l'ordre et constituait une cible toute trouvée pour peupler les colonies d'Amérique. Quant au nom de Nouvelle-France, il faut bien rechercher son origine dans le contexte colonial de l'époque. Pour le comprendre, voici d'abord un bref rappel historique…
 

Un peuplement de l'Amérique bien peu moral.


Depuis 1663, le roi a repris en charge la colonie du Canada. Jusqu'en 1673, il pratique une politique de peuplement vigoureuse, en finançant le passage de nombreux engagés, soldats et femmes à marier (les honnêtes "filles du roi"). Néanmoins, l'Etat accordera toujours par la suite la priorité au financement des guerres en Europe, si bien que son effort de recrutement de civils pour le Canada, comme pour la Louisiane, sera toujours faible et discontinu [13]. En Louisiane, c'est une compagnie privée, la compagnie des Indes, qui organise le recrutement des émigrants, de 1717 à 1720, mais s'avère ensuite incapable d'attirer de nouveaux émigrants civils. Fort opportunément, en 1718 et 1719, trois ordonnances très sévères du conseil de Régence instaurent la déportation aux colonies d'Amérique, comme sanction courante, dans la législation contre les mendiants, vagabonds et "gens sans aveu" [14]. Par cette politique résolument répressive, la Régence entend débarrasser le Royaume de ses éléments indésirables et ainsi forcer le peuplement de la Louisiane…

Jusqu'au printemps 1720, quelque 1 300 faux-sauniers, fraudeurs de tabac, soldats déserteurs et autres criminels et vagabonds ont été déportés en Louisiane [13]. Dès 1719, la Régence a aussi encouragé la déportation des fils de famille arrêtés sur lettre de cachet et emprisonnés à Bicêtre, à la demande de leur famille, en raison de leur comportement scandaleux et déshonorant. Cet appel a sans doute eu du succès dans le quartier de la Nouvelle-France, car il a été largement entendu dans les milieux sociaux les plus divers, notamment chez les artisans, les ouvriers et les marchands [14]. Toutefois, en mars 1720, cette politique répressive s’est brutalement durcie. Sous l'impulsion de la compagnie des Indes, la Régence a amplifié sa politique d'élimination du vagabondage en systématisant la déportation en Louisiane. Dès lors, les femmes n’étaient même plus épargnées, qu'elles soient mendiantes, délinquantes, libertines ou prostituées, pour la plupart extraites de la Salpêtrière.

Plus encore, les "bandouliers du Mississippi"[7] avaient pour mission de traquer tous les mendiants et vagabonds dans les rues de Paris. Comme ils touchaient une prime pour chaque personne arrêtée, ils capturaient toutes sortes de gens indifféremment, usant de violences et de procédés arbitraires. Leurs exactions ont déclenché de véritables émeutes dans la population. La Louisiane était dorénavant assimilée à une colonie de déportation et sa seule évocation ne suscitait qu'effroi et colère. Certes, en mai 1720, le conseil de Régence a dû se résoudre à interdire la déportation en Louisiane des vagabonds et des criminels. Mais la pratique trop commode de l'émigration forcée n'en était pas pour pourtant interrompue vers les Antilles et le Canada. Il est vrai qu'on n’envoyait au Canada que les "bons prisonniers", les plus propres à être employés, comme les faux-sauniers ou les libertins arrêtés sur lettre de cachet.

Le rêve des premiers colons du Canada était maintenant bien loin. Le quartier était devenu un mauvais lieu destiné à peupler, sans gloire, la Louisiane et le Canada, c'est-à-dire la Nouvelle-France, d'où son nom. Pire encore, le durcissement de la pratique de l'émigration forcée, sous la Régence, témoignait sans conteste d'une régression morale chez le législateur [14]. Malgré ce contexte difficile, les nombreux cabarets et guinguettes ont continué d'attirer autant de consommateurs parisiens de vins à bas prix jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Pourtant, c'est bien la fiscalité appliquée aux vins qui allait forcer le destin du quartier, alors qu'il commençait à se transformer depuis les années 1770…
 

Épilogue - Pourquoi l'avoir appelé Nouvelle-France ?


La transformation du quartier de la Nouvelle-France débute par le percement des rues Montholon, Papillon et Riboutté en 1780 et 1781. Auparavant, une caserne des gardes françaises, appelée aussi Nouvelle-France, est construite en 1773, au n°82 de l'actuelle rue du Faubourg-Poissonnière [3], occupée aujourd’hui par des compagnies de la Garde Républicaine. C'est cette nouvelle physionomie que présente le quartier juste avant la Révolution, comme le montre le plan de Paris de Pichon publié en 1783. On y voit la claire délimitation du quartier par les deux barrières d'octroi à cette époque ("Ba"), qui ont contribué à conserver son originalité à ce lieu ainsi soumis à une inquisition permanente des commis de l'octroi [7]. En effet, depuis la rue de Bellefond, des quantités importantes de boissons non taxées transitaient vers la ville par des passages souterrains. C'est précisément pour éviter tous ces passages frauduleux qu’est décidée, en 1784, la construction du mur des Fermiers généraux[8]. Or en déplaçant les barrières d'octroi plus au nord, la Ferme générale privait la Nouvelle-France de toute son attractivité fiscale…

En 1790, la fermeture définitive de la chapelle Sainte-Anne fait disparaître le cœur symbolique du quartier. Quant à la rue Sainte-Anne, elle est rebaptisée "rue du Faubourg-Poissonnière" au début du XIXe siècle. La transformation du quartier se poursuit au cours du XIXe siècle avec l'ouverture de deux rues radiales (rues La Fayette et de Maubeuge) qui lui confèrent un aspect de plus en plus bourgeois. La guinguette est pourtant restée dans les mémoires comme le marqueur identitaire fort de ce quartier d'Ancien Régime si bien situé sur la route la plus courte jusqu'à la mer. Le fait qu'elle ait montré une vue glorieuse du Canada ou alimenté les prisons pour peupler les colonies d'Amérique n'est finalement qu'une question de contexte politique et colonial. Mais le quartier de la Nouvelle-France n'a peut-être pas livré tous ses secrets.
 

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La Caserne de la Nouvelle France ca 1920 - © Collection Alcyon 53


Jean-Marc AGATOR
 

Références documentaires

[1]       Dictionnaire biographique du Canada (Samuel de Champlain).

[2]        Gervais Carpin ; Le Réseau du Canada - Etude du mode migratoire de la France vers la Nouvelle-France (1628-1662) ; Septentrion, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2001.

[3]        Jacques Hillairet ; Connaissance du Vieux Paris ; Payot, Paris, Edition de 1956, revue en 1976.

[4]       André Maillard ; Les Origines du Vieux Montmartre ; Les Editions de Minuit, 1959.

[5]        Maurice Dumolin ; Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 58e année, Paris, 1931.

[6]        Daniel Roche ; Le cabaret parisien et les manières de vivre du peuple (dans l'ouvrage collectif Habiter la ville - XVe-XXe siècles) ; Presses universitaires de Lyon, 1984.

[7]        Pascal Etienne ; Le Faubourg-Poissonnière - Architecture, élégance et décor ; Bibliothèque nationale de France ; Ouvrage présenté par la D.A.A.-V.P., Paris, 1986.

[8]        Louis Brochard ; Histoire de la paroisse et de l'église Saint-Laurent à Paris ; Librairie de la Société de l'Histoire de Paris, 1923.

[9]        Momcilo Markovic ; Barrière d'octroi - Dictionnaire de la Ferme générale (1640-1794), avril 2020.

[10]      Daniel Roche ; Journal de ma vie - Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle ; Albin Michel, Paris, 1998.

[11]      Arlette Farge ; Les théâtres de la violence à Paris au XVIIIe siècle ; Annales, Année 1979, 34-5, pp. 984-1015.

[12]      Christian Romon ; Le monde des pauvres à Paris au XVIIIe siècle ; Annales, Année 1982, 37-4, pp. 729-763.

[13]      Gilles Havard, Cécile Vidal ; Histoire de l’Amérique française - Un peuplement multi-ethnique, pp. 193-248 ; Flammarion, Edition revue 2014.

[14]      Charles Frostin ; Du peuplement pénal de l'Amérique française aux XVIIe et XVIIIe siècles : hésitations et contradictions du pouvoir royal en matière de déportation ; Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, Année 1978, 85-1, pp. 67-94.

NOTES

[1] Communication personnelle du 15 mai 2020.
[2] Etymologiquement Vallis ad ranas : le vallon aux grenouilles [3].

[3] Pour plus de détails sur les barrières d'octroi, voir l'article de Momcilo Markovic [9].
[4] Nouvelle-France, mais également Antilles (Saint-Domingue, Guadeloupe, Martinique…).
[5] Commissaires au Châtelet et inspecteurs de police, qui assistaient le lieutenant général de police.
[6] Brigadiers de la police des pauvres.
[7] Corps d'archers spéciaux portant une bandoulière comme insigne.
[8] Communication personnelle de Momcilo Markovic (21 juillet 2020).

 

©  J.M. Agator 2020   © 9ème Histoire 2021


Date de création : 17/07/2021 • 09:00
Catégorie : - Ecrivains & Cinéastes
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