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Berthe Weill

© M. Le Morvan 2014  ©9ème Histoire 2014

BERTHE WEILL (1865-1951)

Bien que les débuts de l’Art Moderne soient une période largement ratissée par les historiens, la marchande de tableaux Berthe Weill s’est révélée être un sujet d’étude jusqu’alors relativement inexploré. L’anecdote la plus connue à son propos repose, aujourd’hui encore, sur sa manière originale d’accrocher les toiles humides par des pinces à linge à des cordes traversant sa petite boutique du 25, rue Victor Massé, dans le bas Montmartre du 9ème arrondissement. Malgré un palmarès de découvertes impressionnant et un parcours tout aussi étonnant, Berthe Weill demeure méconnue en comparaison de ses homologues masculins. Cette situation tend heureusement à changer et la marchande de tableaux retrouve progressivement de nos jours une place méritée parmi les grands galeristes modernes. 
Sa redécouverte est d’abord due au travail préalable de Françoise Job, docteur en histoire et petite-nièce de Berthe Weill, dont un article paru dans la revue Archives Juives montra toute l’envergure du personnage. Ce défrichage mis à part, il n’existait aucune biographie de Berthe Weill, si ce n’est ses propres Mémoires, écrites en 1933 et retraçant trente années de carrière en une période exceptionnellement prolifique et novatrice du point de vue artistique. Malheureusement, le tirage limité de l’ouvrage et le papier de mauvaise qualité de l’entre-deux-guerres le rendent introuvable de nos jours. Le fonds d’archives familial dessinait les grandes lignes de la vie de la protagoniste mais demeurait très limité pour établir une étude plus approfondie. J’ai donc engagé une recherche minutieuse pour retrouver les témoignages des peintres que Berthe Weill a fait découvrir, à travers les correspondances échangées, les biographies et les archives en retrouvant un à un les descendants de chacun des artistes autrefois exposés.
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César Abin Portrait de Berthe Weill et ses peintres : Marc Chagall pose la main sur l’épaule droite de Berthe Weill tandis que Georges Braque tient son épaule gauche. André Derain lui tient le bras, Fernand Léger est assis devant elle et Picasso pose sa main sur ses genoux.

Berthe Weill, déclarée sous le premier prénom d’Esther à l’état civil, est née à Paris (1er arrondisse-ment) le 20 novembre 1865, cinquième d’une fratrie de sept enfants et aînée des deux filles. Bien qu’issue d’une lignée de chantres, Berthe Weill était détachée des pratiques religieuses tout en se reconnaissant comme juive. Elle n'était pas issue d'un milieu très cultivé ni impliqué dans un quelconque domaine artistique mis à part sa mère, Jenny Lévy, qui vouait une passion à la Comédie Française où elle passait ses après-midi au détriment de l'éducation de ses enfants. En raison de la modestie du couple, les enfants Weill durent entrer tôt dans la vie active. Les fils furent placés dans des commerces divers et Adrienne, la jeune sœur, dans un atelier de couture. Quant à Berthe Weill, c’est chez un antiquaire, Salvator Mayer (Paris, 16/11/1847- Paris 9ème, 31/03/1896), marchand de gravures et de tableaux au 5 rue Laffitte (Paris 9ème), qu’elle entra au début des années 1880 : « placement » tout à fait inhabituel pour une jeune fille à cette époque. C’est à la suite du décès de ce mentor, en 1896, que débute véritablement le parcours de Berthe Weill en tant que marchande d'Art. N’apprenant plus rien de la veuve Mayer, Berthe s’associa à l’un de ses frères, Marcellin, pour se lancer dans le commerce d’œuvres et de livres anciens. Avec un capital dérisoire de 50 francs, ils ouvrirent une minuscule bou-tique au 25 de la rue Victor Massé (Paris 9ème). Berthe Weill acheta trois Picasso qu’elle vendit aussi-tôt, réalisant ainsi les premières ventes de l’artiste en France. Mais Berthe et Marcellin, en désaccord fréquent sur la gestion de la galerie, décidèrent de se séparer en juin 1900. Berthe Weill conserva l’adresse de la rue Victor Massé et, après une éphémère collaboration avec l’industriel catalan Pedro Mañach, prit seule la direction de la Galerie B. Weill, devenant de ce fait la première femme à exercer le métier de marchand de tableaux.
C’est en se concentrant sur une frange du marché encore inexploitée – la vente des débutants de la nouvelle génération de peintres, affranchis du style conventionnel visible aux Salons officiels – que Berthe Weill parvint à s’imposer. Dès décembre 1901, elle se revendiqua comme la première représen-tante des « Jeunes ». Dans le tumulte de l’Exposition universelle qui se tint à Paris, elle fit la rencontre de nombreux artistes étrangers venus pour l’occasion. 
César Abin Portrait de Berthe Weill et ses peintres : Marc Chagall pose la main sur l’épaule droite de Berthe Weill tandis que Georges Braque tient son épaule gauche. André Derain lui tient le bras, Fernand Léger est assis devant elle et Picasso pose sa main sur ses genoux.
Tandis que les autres marchands arrivés sur le marché exposaient ce qui était susceptible de plaire ou de ne point trop déplaire, Berthe Weill ne proposait, quant à elle, que les artistes dont le talent lui ap-paraissait certain. Aucun autre galeriste ne se risquait alors à miser en quantité sur les débutants, raison pour laquelle elle fut la première marchande d’un nombre considérable d’artistes comptant aujourd’hui parmi les plus reconnus du marché. Elle exposa les Fauves avant le Salon d’Automne de 1905, et ac-crocha les cubistes dès la phase cézannienne. Ses choix révèlent un étonnant éclectisme, avec des artistes aussi différents que Bonnard, Braque, Charmy, Derain, Jean et Raoul Dufy, Van Dongen, Flan-drin, Friesz, Gleizes, Goërg, Gromaire, Laurencin, Léger, Lhote, Lautrec, Maillol, Marquet, Matisse, Metzinger, Modigliani, Nonell, Pascin, Picasso, Redon, Reth, Rivera, Utrillo, Valadon, Vlaminck, Vallotton, Zadkine, et beaucoup d’autres…
Autre trait de sa personnalité, Berthe Weill s’illustra par son engagement féministe. Outre sa situation de pionnière comme directrice de galerie, elle imposa dès l’ouverture les femmes artistes sur un pied d’égalité avec leurs homologues masculins. Il fallut patienter un quart de siècle pour qu’un autre mar-chand ne défende avec cette constance les femmes peintres, et tout autant avant qu’une autre femme – Katia Granoff – ne devienne à son tour directrice de galerie. Les catalogues lui tenaient lieu de tribune pour afficher ses positions politiques ; Berthe Weill n’hésita pas dès 1932 à y militer pour l’extension du droit de vote aux femmes. 
Toute petite – elle mesurait 1,50 m – portant des lorgnons remplacés plus tard par des lunettes, une cravate noire nouée autour du cou, Berthe Weill passait pour une originale. Elle resta célibataire, pour avoir refusé toutes les propositions de mariage qui auraient pu compromettre son indépendance et la libre gestion de son commerce. Reconnue comme une protectrice attentive et consciente des enjeux de la révolution picturale en cours, elle s’attira la reconnaissance des artistes qu’elle lança dans l’aventure moderne. Le commerce des toiles de débutants totalement inconnus était en effet risqué pour une gale-riste et Berthe Weill dut à la fois diversifier ses propositions, faire commerce d’antiquités et de livres pour subsister. Prenant particulièrement à cœur son rôle de pédagogue et d’initiatrice auprès des amateurs, elle joua un rôle d’animatrice culturelle, faisant de sa galerie le rendez-vous où se retrouvaient amateurs, poètes, écrivains et curieux. Durant la Grande Guerre, elle refusa d'exposer des peintres de nations non belligérantes, afin de ne pas porter préjudice aux artistes mobilisés. 
En 1917, Berthe Weill déménagea pour s’installer au 50 de la rue Taitbout, dans des locaux plus spa-cieux. C’est à cette adresse qu’elle reçut pour la première fois la visite d’un jeune italien visiblement enivré qui l’invita à venir visiter son atelier où il sculptait. Ferme sur ses principes, elle refusait toujours d’abuser de l’état de faiblesse d’un artiste, aussi elle le renvoya en lui adressant : « Vous reviendrez quand vous saurez peindre ». Quelques temps plus tard, il revint avec des toiles qui la saisirent, elle accepta aussitôt d’organiser au peintre sa toute première exposition personnelle en France ; il s’agira de la seule du vivant du vivant d’Amedeo Modigliani. 
Elle invita toute l’intelligentsia parisienne pour un vernissage a giorno afin de valoriser la subtilité des toiles. Malheureusement, les badauds n’avaient pas la même sensibilité artistique que la marchande et commencèrent à s’attrouper devant la vitrine, scandalisés par les représentations de ces femmes las-cives. Convoquée par le commissaire de police dont les locaux faisaient face à la galerie, Berthe Weill est menacée d’outrage à la pudeur le soir même du vernissage. Elle argumenta en rappelant que ce thème était récurrent dans l’histoire de l’art et demanda des explications en voulant savoir ce qu’avaient donc ces nus pour provoquer une telle réaction ? Il lui fut répondu : « Ces nus, ils ont des poils ! ». Contrainte de décrocher les quatre nus, elle maintint tout de même l’exposition jusqu’à la fin prévue mais amputée de ces toiles jugées sulfureuses, censurés, pour reprendre l’expression de la galeriste, par « les pudibonderies du commissaire ». Au final, seuls deux dessins furent vendus et au-cune toile ne trouva acquéreur. 
Ce scandale n’attira pas l’attention sur l’œuvre de Modigliani, qui resta dans la misère jusqu’à sa mort tragique deux ans plus tard. Preuve concrète du flair de la galeriste, l’une des toiles vraisemblablement saisies lors de l’exposition, intitulée la Belle Romaine, atteignit un record mondial lors de la vente du 2 novembre 2010 chez Sotheby’s New York où elle fut adjugée pour 68,9 millions de dollars.
Berthe Weill sut développer des relations commerciales à l’échelle internationale. Sa galerie se révéla être le centre d’approvisionnement des plus grands amateurs à travers le monde, comme Carter Harri-son, ancien maire de Chicago, dont les tableaux modernes appartiennent aujourd’hui à l’Art Institute de la ville, mais aussi la collection majeure de la famille russe Éphrussi ou encore la maison de vente suisse le Salon Bollag. Celle-ci fut la première maison de vente à ouvrir à Zurich et c’est par l’intermédiaire de la galeriste parisienne que toute l’avant-garde put y être vendue. 
Lucie Bollag préféra néanmoins rester dans l’ombre de ses deux frères avec lesquels elle était associée, consciente des vexations faites aux femmes audacieuses à cette époque comme celles que Berthe Weill pouvait les subir. Pour des raisons financières, la galerie déménagea successivement au 46 rue Laffitte en 1920, puis en juin 1927, au 27 rue St-Dominique d’où Berthe Weill fut expulsée en juillet 1939 en raison d’un retard important dans le paiement de son loyer. 
En dépit de tous les chefs d'œuvre « qui lui passèrent entre les mains », Berthe Weill ne fit pas fortune, bien au contraire. Pour faire face aux dépenses quotidiennes, elle vendait, mais sans parvenir à faire monter les prix, reconnaissant volontiers ne pas être une bonne gestionnaire, pour ne pas avoir su « mettre de côté » durant les périodes fastes. 
Partageant son « frichti » et le peu dont elle disposait avec ses protégés, elle en aida plus d'un par des achats opportuns, des avances d'argent, des expositions gratuites, alors qu’elle-même se trouvait dans une situation difficile. D’une éthique rigide, elle n’abusa jamais de la naïveté ou de la détresse d'un vendeur, dénonçant les procédés comme les contrats d’exclusivité ou le trafic des cotes couramment employé par ses concurrents et qu’elle estimait malhonnêtes. Elle n’hésita pas à renvoyer Maurice Utrillo, ivre, qui lui proposait une œuvre bien en deçà de sa cote habituelle, et pouvait tout autant reje-ter un acheteur qu’un peintre s’il ne lui plaisait pas. Quand ses concurrents troquaient des toiles d’impressionnistes déjà reconnus pour se permettre d’exposer de jeunes artistes, la marchande, auto-proclamée représentante de la « Jeune peinture », se condamnait aux difficultés financières par ses choix esthétiques encore mal compris.
Berthe Weill fut maintes fois en butte à l’hostilité de la société en raison de ses positions d’avant-garde. Sa clairvoyance impressionne à la lecture de sa programmation mais se soldait généralement par des échecs cuisants, prenons comme exemple parmi tant d’autres la première exposition des toiles de la période bleue de Picasso : aucune œuvre ne fut vendue. Outre que l’Art Moderne choquait pro-fondément ses contemporains, l’anticonformisme d’une femme seule revendiquant son indépendance était contesté au sein même de sa famille, dont sa mère qui en lui parlant de peinture lui adressa : « Va, tu ne seras jamais bonne qu’à vendre tes plats d’épinards ». Les manifestations d'antisémitisme, endé-miques dans ce milieu culturel et qui pouvaient émaner d'artistes de renom tels Degas ou Willette, la blessaient. Mais elle faisait front et défendait ses peintres, en qui elle trouvait du réconfort dans ses moments de découragement. Raoul Dufy, qui lui avait donnée le surnom affectueux de « petite Mère Weill », partagea avec elle une correspondance soutenue, en l’encourageant à maintenir sa galerie dont il était persuadé de l’importance du rayonnement. 
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Durant l'Occupation, Berthe Weill resta vraisemblablement à Paris, vivant très misérablement dans un minuscule et sombre logement de la rue St-Dominique. Menacée d’arrestation, elle se serait dressée de toute sa petite taille, vociférant comme si elle brandissait une malédiction. Elle ne fut pas arrêtée et resta cachée dans sa cave à Paris grâce à la protection de sa concierge. 
Au sortir de la guerre, Berthe Weill se trouvait dans une situation financière catastrophique. Émus par son dénuement, ses anciens protégés offrirent chacun une œuvre pour une vente publique qui eut lieu à son profit le 12 décembre 1946 « en reconnaissance des efforts désintéressés qui avaient aidé leurs débuts ». Le résultat, ajouté à des dons substantiels de plusieurs d'entre eux, permit de réunir une somme importante qui mit la galeriste à l’abri du besoin pour ses derniers jours. En 1948, elle fut nommée chevalier de la Légion d'Honneur – tardive marque de reconnaissance de la République pour son engagement en faveur de l’Art et des artistes. « Cette vie, je me la suis faite... Je dois m'estimer heureuse... et je le suis », concluait Berthe Weill. Elle mourut le 17 avril 1951, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, dans son petit logement du 39 de la rue St-Dominique, impotente et, quelle dérision, presque aveugle. Elle reposa au columbarium du Père Lachaise jusqu’en 1994, date à laquelle sa case fut « vi-dée ».
En 2007, le portrait de Berthe Weill a été classé Trésor National. En réparation de l’oubli dans lequel Berthe Weill était tombée après son décès, une plaque commémorative, financée par la Mairie de Pa-ris, a été posée au 25 rue Victor Massé, première adresse de sa galerie, tandis qu’un projet de documentaire et deux d’expositions sont en cours pour faire connaître le rôle de cette femme peu ordinaire dans l’avènement de l’Art Moderne.

 
Marianne Le Morvan
Doctorante en histoire de l’art, auteur de la première biographie de la marchande de tableaux :
« Berthe Weill, La petite galerie des grands artistes (1865-1951) »,
L’écarlate, 2011.
© M. Le Morvan 2014  ©9ème Histoire 2014

Date de création : 11/02/2014 • 13:45
Dernière modification : 25/02/2014 • 16:44
Catégorie : - Peintres
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